mercredi 26 mars 2025

Faut-il obéir aux lois ? (Interdiction de tourner à gauche)

 

Faut-il obéir aux lois ?

(Interdiction de tourner à gauche)

 

 

Qu’est-ce qui se joue, est en jeu, dans notre rapport à la loi ?

Qui fasse que certains prennent des risques pour s’y soustraire, entrent, parfois avec passion, en rébellion, quand d’autres s’y soumettent sans en éprouver de gêne, et ne conçoivent même pas qu’on puisse ne pas respecter une loi (La loi), quelle qu’elle soit : parce que c’est la loi.

Ceux qui s’opposent, le font-ils à certaines lois en particulier, tout en reconnaissant le bien-fondé des autres, ou au principe même de la loi : existe-t-il des caractéristiques communes à la très grande variété des lois ?

Et qu’est-ce que cela change, que l’on reconnaisse ou non l’ « autorité de la loi », quelles implications pour nos relations, notre vie quotidienne ?

 

Il me semble utile d’ancrer ces questionnements dans notre expérience quotidienne, la plus prosaïque, « la vie de tous les jours », autant que dans une démarche comparative de lieux et d’époques, à travers quelques exemples. A hauteur d’homme.

 

Interdiction de tourner à gauche

 

Est apparu, il y a quelques mois, sur une petite route de mon secteur, un panneau d’interdiction de tourner à gauche. Jusque-là, on s’arrêtait au stop, bonne visibilité à droite, ainsi qu’à gauche, à 180°, puis on s’engageait sur la petite route transversale. D’autant plus tranquillement que, la plupart du temps, il n’arrive aucun véhicule ni de droite ni de gauche, ce sont des voies peu fréquentées la plus grande partie de la journée.

Depuis l’installation du panneau, on ne peut plus que tourner à droite, quand bien même notre destination est à gauche : on touche ici l’essence du problème que pose la loi : elle contrarie notre désir. Il nous faut désormais faire un détour d’un kilomètre environ, jusqu’à un rond-point qui nous « permet » de revenir dans le sens désiré.

Ce cas de figure concentre beaucoup des mécanismes liés à la loi. L’institution d’un avant et d’un après : jusqu’à l’installation du panneau, décidée par une invisible Puissance publique (la DDE, probablement), on faisait comme on voulait, et, à priori, on prenait au plus court. Désormais, si on veut respecter l’interdiction (c’est tout le problème : le veut-on ? Et pourquoi ? Et pourquoi non ?), on doit aller contre l’évidence : même en l’absence de tout véhicule venant de droite comme de gauche, dans ce coin désert, on est censé (c’est une autre caractéristique de la loi : on est censé, y compris quand cela ne nous semble pas sensé), pour éviter un danger purement théorique, sinon imaginaire, on doit partir dans la direction opposée à celle qu’on vise.

 

Jouissances et rejet de la soumission

 

Le « problème » est bien mince, et vaut surtout pour sa dimension symbolique, en ce qu’il révèle les enjeux structurels de la confrontation aux lois, qui motivent l’exaspération et les résistances de certains : se forcer à un acte que l’on juge illogique (tourner à droite pour aller à gauche), seulement parce que quelqu’un a décidé que c’était préférable, nécessaire. Obtempérer, c’est se soumettre à la volonté d’un autre, sans nécessité apparente : sans constater de gain, ni pour nous ni pour personne (puisque, dans cet exemple, nous sommes le seul véhicule présent à ce carrefour kafkaïen). On ne peut pas échapper au questionnement sur les raisons d’agir : soit, comme certains (une minorité), je m’exécute « parce que c’est la loi », j’abdique ma volonté de jugement, puisque j’agis « sans raison » (autre que la foi aveugle en la « sagesse de la loi »), dans une sorte de suspension de jugement : je m’en remets à une autorité que je reconnais comme « supérieure » : habilitée à savoir mieux que moi (comme je le fais dans des domaines qui échappent à mon expertise, comme la médecine). Mon acte est alors presque magique, religieux au sens étymologique du terme : je me soumets, je remets mon sort comme entre des mains supérieures. Et on peut concevoir quelle tranquillité d’esprit apporte cette confiance en « l’ordre public » : je n’ai plus qu’à suivre cette manière de catéchisme, si chacun de mes actes se calque sur une injonction, inutile de me plonger dans les affres de la délibération pour chaque situation, d’affronter le risque de me tromper. Celui qui croit se décharge du fardeau d’avoir à penser. Il n’est pas indifférent que le mot « Islam » signifie « soumission » (à Dieu). La question de la loi, les bénéfices de l’obéissance, se trouvent aussi (et d’abord : Moïse « ramenant les Tables de la Loi ») dans le domaine des croyances : rationnel et irrationnel s’y opposent. L’abandon total, inconditionnel, à « la loi », à la parole du Maître, c’est la volupté de l’adepte de la secte : il y gagne d’être débarrassé du fardeau des décisions à prendre.

On le retrouve dans les Armées : le Règlement, la hiérarchie stricte des grades, l’obéissance absolue due aux supérieurs dispensent de tout effort de jugement (et, surtout, l’interdisent). Tout y est décidé d’avance, et immuable : la tenue, la façon de s’adresser à un autre, en fonction de son rang, et jusqu’à la façon de marcher, « au pas », de « saluer », bouger son corps selon un protocole chorégraphié, qui peut prendre dans certains pays l’allure d’une pantomime fascinante où l’humain se mue en automate. C’est bien de cela qu’il s’agit : atteindre la permanence, la continuité automatiques de « l’ordre », en vidant les comportements humains des incertitudes de leur imprévisibilité, de leur individualité (c’est bien le sens que prend le mot « loi » dans le domaine de la science : des processus constatés universellement entre des objets interchangeables : planètes, atomes, molécules, etc.) Dans un but, le plus souvent, d’ « efficacité ». On imagine le chaos, la cacophonie si, sur un terrain d’affrontement, chaque soldat pouvait et avait à décider quelle cible viser. C’est la crainte, qui ne manque pas de fondements, des légalistes : que la diversité des jugements des individus, de leurs capacités, intérêts, compétences ne provoquent des désordres fâcheux. Des accidents. L’ « ordre » est là pour nous préserver de ce qui est « accidentel ».

Ceux qui placent la loi en Souverain Bien, qui ne se reconnaissent pas le droit, ni à personne d’autre, d’en mettre en doute le bien-fondé, sont dans une sorte d’état de parentalité idéale : c’est l’enfant (« infans » : celui qui ne parle pas. Qui n’a donc pas son mot à dire. Et qui, ce faisant, consent) abandonné à la toute puissance de la parole parentale, réputée infaillible (comme celle du Pape), omnisciente, omnipotente. Et totalement bienveillante : Dieu ne veut que le salut de l’homme (même si, parfois, ses voies sont impénétrables).

 

Les désordres de la Loi

 

C’est ce point dont viennent à douter ceux qui considèrent « la loi », les lois, avec, au moins, circonspection, si ce n’est méfiance, voire hostilité : au cas par cas. On pourrait formuler l’hypothèse que, si la loi n’est pas, peut-être, bonne en soi, elle peut l’être parfois : qu’il faut donc en juger, examiner les circonstances, évaluer. Mais qu’il est donc possible d’en discuter : qu’il n’est pas déjà en soi monstrueux, fautif, illégitime de mettre en doute ses fondements, son opportunité.

Les disciples du Bouddhisme tibétain sont censés se plier à toutes les directives de leur Lama, y compris les plus insolites, voire saugrenues, puisque seul le « Maître » est à même de savoir ce qui est susceptible de les faire progresser sur le « chemin de l’éveil ». Jusqu’à subir, comme dans les institutions catholiques, abus sexuels, travail forcé, extorsions financières (scandales révélés notamment dans Bouddhisme, la loi du silence, d’Élodie Emery et Wandrille Lanos, 2023, ou, dès 2016 par Marion Dapsance, Les dévots du bouddhisme)

Le cas du Bouddhisme est intéressant en ce que cette forme de spiritualité jouit le plus souvent en Occident d’un préjugé favorable, la mise en scène souriante du Dalaï-Lama faisant de ce saint prescripteur de lois peut-être l’une des dernières figures à qui « on donnerait le Bon Dieu sans confession » ... De quoi se demander littéralement (et enfin) à quel saint se vouer.

Il n’y a de loi qui ne soit édictée par quelqu’un. Une personne, ou un groupe, dont je peux légitimement interroger les motivations, les compétences, la pertinence dans ce cas particulier.

On touche à la nature contradictoire de la loi : elle est censée « me protéger » (ou protéger certains groupes, ce qui ne revient pas forcément au même), être faite pour mon bien, et cependant elle me contraint : elle m’impose des efforts et me prive de plaisirs, réputés néfastes (mais selon quels critères, quelle échelle de valeurs ?) C’est bien le moins qu’un esprit avisé entreprenne d’évaluer si le gain vaut le coût (et le coup) de ces pertes. Qu’il ne se contente pas de « croire sur parole » quelque Autorité que ce soit, fût-elle sanctifiée ou parée des plus brillantes vertus. Instruit par tous ces précédents de « lois » édictées dans l’intérêt exclusif de leurs auteurs. Et ne croyant plus les yeux fermés aux appels pressants « au sacrifice » : ce serait, sinon pour son bien propre et immédiat, mais, au choix selon l’époque et l’idéologie, pour le bien public, ou ad Majorem  Dei Gloriam, ou pour le Parti, les générations figures, etc.

Il y a ceux qui croient innocemment (et en retirent le bénéfice décrit précédemment : cette tranquillité paisible de celui qui croit en une bonté universelle et marche à tous les sacrifices l’âme sereine), et ceux qui ont appris à se méfier, à qui on ne la fait plus ou qui n’ont plus envie qu’on la leur fasse.

On veut bien admettre qu’une loi (et ses manifestations : une obligation ou une interdiction) n’est pas faite que dans le seul but « d’emmerder les gens », même si cet effet ne compte pas pour rien dans la jubilation, la jouissance que certains retirent de rappeler à la loi : satisfaction narcissique du sentiment « d’avoir raison » (puisque du côté de ce qui a été énoncé comme s’imposant à tous), plaisir de pouvoir à peu de frais contraindre l’autre, le plier (le ployer) à notre convenance. Avoir barre sur lui, le dominer. Peut-être, de façon plus enfouie, « être (pour une fois) du côté de la volonté du père » ... Ceux qui défendent le bien-fondé d’une loi, comme ceux qui s’y opposent, seraient bien inspirés d’y regarder à deux fois avant de dénier toute légitimité et pertinence à leurs contradicteurs. Certains imaginent tellement peu de raisons de contester un règlement (il leur semble tellement impossible qu’on diffère d’eux !) qu’ils n’en envisagent pas d’autre que « l’esprit de contradiction » : une force mécanique, enfantine (et aberrante, évidemment) s’emparant de la pauvre psyché de leur contradicteur.

La loi serait faite pour protéger, et même, en démocratie, elle protégerait les plus faibles. Un mal pour un bien. La perte d’un plaisir immédiat, mais au profit d’un bien-être plus grand, ultérieur. Voire ... Ça se tente : mais ça se démontre, d’abord, ça s’évalue. Et nous n’utilisons pas tous les mêmes poids ni mesures.

 

Ce qu’on gagne / ce qu’on perd (les fonctions de la loi)

 

Revenons à notre interdiction de tourner à gauche, et examinons les options.

L’enjeu est faible. Il est d’autant plus significatif. Je peux obéir, me soumettre : tourner à droite, aller jusqu’au rond-point, et revenir à mon point de départ pour retrouver ma destination initiale. Je n’aurai pas perdu grand-chose, pas plus d’une minute ou deux. Le problème n’est pas là. J’y gagne l’économie d’une réflexion qui peut sembler oiseuse, et une tranquillité d’esprit à ne pas défier l’autorité (ainsi que le plaisir, pour les légalistes, d’ « avoir fait mon devoir ») : la peur des sanctions constitue la principale motivation de l’obéissance. En tournant à gauche, je « risque » : l’accident, d’abord, prétendent les partisans de ce panneau (il y en a), une collision avec un véhicule venant de la droite ou de la gauche que je n’aurais pas vu venir. Même si l’autre solution proposée, un itinéraire traversant un tunnel étroit et débouchant sur la même route un peu plus loin, nous expose à une intersection où la visibilité me paraît bien moindre. Et, en cas de contrôle, si des gendarmes étaient « planqués » quelque part, à l’affût derrière leurs jumelles, je risque l’amende. Une perte d’argent, mais une somme pas bien terrible.

La plupart des automobilistes que je suis ou précède à cet endroit choisissent de tourner à gauche. Y compris, une fois, un fourgon de gendarmes. Gyrophare éteint, pas spécialement pressé : parce que « c’est plus logique », que c’est le plus simple. Qu’on fait cette manœuvre à des quantités d’autres endroits, avec des « risques » similaires sinon plus élevés : et qu’on ne voit pas pourquoi on se soumettrait, cette fois-ci, à un arbitraire. A une décision qui nous paraît dénuée de toute raison : peut-être à tort, peut-être les décisionnaires ont-ils connaissance de paramètres qu’ignore le simple usager. Mais rien ne le prouve : cette décision n’a pas été accompagnée, voire précédée d’une information de ceux qu’elle contraint, elle s’abat, tombée d’en haut, et elle s’impose. Elle présente toutes les caractéristiques de l’arbitraire, d’un abus de pouvoir, même si elle émane d’une autorité elle-même encadrée par la loi.

Légalité ne vaut pas légitimité. L’histoire montre que tous les pouvoirs, toutes les époques, toutes les idéologies ont utilisé la loi pour couvrir et rendre possibles leurs abus.

La loi est perçue et pensée comme un rempart aux désirs dévorants, aux appétits de possession et de domination qui pousse les uns contre les autres. « Que serait un monde sans lois ? », déplorent sans réellement poser le problème ceux qui défendent âprement la loi, leurs lois. La question n’est pas celle, vainement utopique, d’imaginer un monde sans lois, dans un futur aussi hypothétique qu’improbable. Mais de penser quelles conduites décider face à la loi, et quelles conséquences en découleront.

Les lois se révèlent impuissantes à brider les appétits les plus violents : tout au plus en limitent-elles certains excès, à proportion du rapport de forces entre dominants et dominés qui en en fixe, provisoirement, le curseur. Résultat d’un perpétuel marchandage entre « partenaires sociaux », ou représentants partisans des diverses idéologie. Comme les doctrines religieuses et morales, dont elles procèdent, elles se bornent à justifier à posteriori  les intérêts et les croyances de ceux qui les promeuvent, en usant de cette stratégie coutumière qui consiste à promettre qu’on ne fera pas ce qu’on a en fait bien l’intention d’accomplir. C’est « au nom de la loi » (de celles qu’ils ont opportunément façonnées) que les Poutine envahissent l’Ukraine (il faut bien lutter contre le « Nazisme » !), comme la France l’Algérie au XIXe siècle (il faut bien « apporter la Civilisation »). « La raison du plus fort est toujours la meilleure. » C’est par un mécanisme semblable qu’on définit « la propriété » puis qu’on réprime ceux qui, moins favorisés par les règles du jeu social,  y attentent. Ou qu’on déclare « déviants » les contestataires, les dissidents, bons pour la « rééducation »,  homosexuels en Occident jusqu’en 1981,   femmes qui refusent de porter le voile en Iran  : à chaque société les normalités qu’elle s’invente, pour mieux réprimer. « Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les esclaves », annonce Montesquieu, avant d’énumérer les « raisons », toutes plus loufoques et déraisonnables les unes que les autres, d’utiliser une main-d’œuvre gratuite. « Selon que vous serez puissants ou misérables, les jugements de Cour vous rendront blancs ou noirs » ... La fable officielle dans un « Etat de droit », c’est que la loi est la même pour tous. Pourtant, un justiciable qui en a les moyens préfèrera engager  un « ténor du Barreau » plutôt qu’un avocat commis d’office.

Est-ce parce que la loi nous l’interdit que nous ne nous précipitons pas pour trucider notre voisin, quelque vacarme qu’il produise avec sa tondeuse ? Ou que nous ne volons pas à l’étalage ? Est-ce la loi qui nous dissuade de causer du tort à autrui, ou l’absence du besoin et le dégoût de nuire ? Lorsque ces deux conditions ne sont pas réunies, la loi n’offre qu’un rempart fragile contre les nuisances. Tout au plus la peur dissuasive des sanctions qui pourraient s’ensuivre. « Mais c’est légal ! », proteste le conseiller financier virtuose de l’ « optimisation fiscale » :  il y a vol et vol. C’est toute l’habileté de ceux qui rédigent et instituent les lois  à fausser légalement le principe de la participation de tous aux dépenses de la société, à proportion de leurs revenus, principe pourtant garant de la paix sociale et du consentement à l’impôt. La loi est bien souvent ce prétexte dont les mieux pourvus cherchent à tirer avantage.

La relativité des lois

 

Il faut pourtant bien des règles, des codes, des repères pour départager ce qui est permis de ce qui ne doit pas l’être ... Convenir de quel côté de la route on conduit, à moins du chaos.

Je renâcle à la loi pour autant qu’elle attente à ceux de mes désirs que je juge, en toute conscience, légitimes, sous réserve qu’on me fasse comprendre en quoi ils nuisent gravement à autrui. Etant entendu que la satisfaction de mes désirs ne sauraient primer sur celle des autres, mais que ce principe est réciproque. Je peux les brimer moi-même, mais à l’expresse condition que cette contention soit partagée. Je ne veux pas être l’âne de la fable de La Fontaine, Les Animaux malades de la peste, condamné pour un « crime » véniel en comparaison de ceux des puissants.

L’invocation de la loi n’est trop souvent que la forme « civilisée » (recourant à une violence détournée, déguisée) de la contrainte par la force. La plupart des gens ne doutent pas un instant de l’évidence de ce qu’ils considèrent comme inacceptable, odieux, et, partant, à prohiber. Ils aimeraient légiférer sur tout, dans tous les domaines : du code vestimentaire aux substances ingérées, des horaires à la hauteur des haies, du contenu des loisirs à la nature des relations amoureuses ou sexuelles. Chacun, convaincu « qu’il a raison », se croit en droit d’imposer sa vision, ses lubies, à son entourage, au mépris de la variété manifeste et contradictoire de ce qui est jugé licite, selon le pays, l’époque, le milieu. Les règles de la « décence » ne paraissent pas à certains relever de leur pure fantaisie, fût-elle étayée par l’usage et la tradition. Tel s’insurge contre l’imposition du voile aux femmes dans les pays musulmans intégristes, en voit clairement l’arbitraire absurde, qui sera intraitable sur les parties du corps qu’ « il convient » de cacher (« Dissimulez ce sein que je ne saurais voir », intime le Tartufe concupiscent de Molière). « Tenue correcte exigée ». Un torse nu, même masculin, semble à certains plus inadmissibles que des cuisses : insondable étrangeté des certitudes ... Que quelqu’un estime de se couvrir telle partie du corps, ou de s’abstenir de certaines boissons ou nourritures, spécialement à des périodes de l’année pour lui particulières, c’est son choix, aussi fantaisiste semble-t-il. Qu’il veuille à toute force soumettre tous les autres à son caprice, c’est ce qui ne peut se faire sans susciter des résistances.

Il est étrange que les partisans d’une loi, et de la loi en général, n’aient pas présentes à l’esprit toutes les raisons d’en concevoir au moins le caractère discutable (donc la possibilité d’accepter plusieurs avis, manières de faire), comme l’illustrer l’observation bien ancienne de Montaigne, reprise ensuite par Pascal, «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Les lois diffèrent, et se contredisent, d’un pays à l’autre : variété qui légitime au moins qu’on puisse s’interroger sur la pertinence d’une loi. Qui en contredisent le caractère « universel ». Variable dans l’espace, la loi l’est aussi dans le temps : l’homosexualité, l’avortement, le divorce, la contraception et  tant d’autres « crimes » de la première moitié du XXe siècle n’en sont plus.

Argumenter en faveur de contraintes qui nous paraissent raisonnables, ce n’est pas mettre en scène ses croyances, ses caprices, sous l’habillage d’un discours à prétention logique. « La Science a démontré que » vient opportunément remplacer « Dieu a ordonné que ». La Statistique, cartomancie relookée aux exigences « modernes », est convoquée pour emporter les décisions « protectrices » : le tabac tue, l’alcool « est responsable » d’une proportion vertigineuse d’accidents de la route, quand ce n’est pas « la drogue », puissance maléfique par excellence, la vitesse aussi, bien sûr (roulons immobiles, c’est la seule solution définitive). Alors, interdisons : c’est la nouvelle forme de l’exorcisme, pas de chapelle qui n’ait sa liste de comportements à prohiber. L’avantage, outre la volupté de vilipender, c’est que ça ne coûte pas cher : moins que d’agir sérieusement, matériellement, sur ces autres causes qu’on préfère ignorer : moins cher que d’équiper les petites routes de campagne de bandes réfléchissantes, par exemple. Et tout cela semble frappé au coin du bon sens : il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu’on maîtrise moins bien son véhicule en état d’ivresse. Mais à partir de quel taux d’alcoolémie devient-on un « danger public » ? Sur ce point aussi, les lois ont beaucoup varié. Dès la première molécule d’alcool, affirment certains Etats, comme la Grande-Bretagne, quand d’autres, comme la France, affirment que le risque ne commence qu’à partir de 0,8 g. En 1970. Erreur : dès 0,5 g, « sait-on » aujourd’hui !

Et quid des autres facteurs ? L’état de santé du conducteur, son âge ... Justement, on y vient : bientôt les vieux perdront leur liberté de déplacement, puisque rien évidemment ne sera mis en place pour leur conserver cette liberté, comme des transports en commun ou des taxis réellement opérationnels, fréquents, adaptés aux itinéraires individuels. Restreindre, sanctionner, priver des personnes de ce qui les tient en vie, ça se fait vite, au nom de l’hygiène et du bien commun, et ça rassure. A défaut de protéger, la loi rassure. On n’est pas loin du film Minority Report, dans lequel une « police prédictive » arrête les meurtriers avant qu’ils soient passés à l’acte, ce qui est évidemment l’idéal. Eliminer tous les risques. Sauf ceux qui irriguent l’économie, les profits : les pesticides, les composants alimentaires cancérigènes, voire certains médicaments suspects, on n’y touche pas. Double discours, surprotecteur dans un cas, cyniquement pragmatique dans l’autre. On ne touche pas non plus aux autres causes de pathologies et d’accidents : stress professionnel, métiers exigeant toujours plus de productivité, de vitesse, de déplacements. Deux poids, deux mesures. Quand il ne s’agit que de plaisir, on ne prend aucun risque, même si la cause incriminée ne constitue qu’un des paramètres possibles, n’intervient que dans l’augmentation statitisque des probabilités, et encore, pas chez tous les individus, mais la loi ne peut pas faire de détail, tous ramenés au statut de particules interchangeables. Donc on limite, les panneaux au bord des routes lancent une chorégraphie vertigineuse : limitation à 50, puis à 30 cent mètres plus loin, plus loin, c’est 70, 80 ... On ne sait plus, mais le radar veille pour nous, « Big Brother is watching you », attention, vous êtes filmés, vos moindres gestes (reconnaissance faciale !) sont passés au peigne fin. Il s’agit de nous protéger, aucun citoyen respectable (et respectueux) ne peut être contre ça.

C’est de bonne guerre. C’est intérêts contre intérêts. On choisit (à notre place) les risques qu’on ne doit pas courir. Plutôt trois mois de plus dans un Ehpad, lors du confinement, que le bonheur (à risque !) de serrer contre soi ses petits-enfants. Nos sociétés ont été régies par les religieux, et leurs délires, puis par les militaires, et leurs conquêtes, elles le sont maintenant par les gestionnaires. De leur patrimoine et des dividendes des actionnaires.

L’essentiel est que les foules demeurent dans la Servitude Volontaire, décrite par La Boétie, dès 1574. Cette étonnante faculté des opprimés à accepter et soutenir leur oppression. Non sans quelques tours de passe-passe : la Volonté de Dieu fut longtemps l’artifice pour régner sur les consciences. Secondée par l’Amour de la Patrie, et son sacrifice pour elle. Aujourd’hui, la Volonté du Peuple (mystérieuse entité, souvent invoquée, rarement entendue) est l’onction du monarque. « Démocratie » remplace tous les argumentaires. Un Président, soutenu par moins de 24% (des inscrits votant !), mais élu grâce au report de voix d’une partie de ses opposants, peut faire passer en force une réforme contestée par 80% de la population, selon les enquêtes d’opinion. Puis la maintenir malgré les soulèvements, faire donner la troupe, occasionnant mains mutilées et yeux crevés. Et brandir le Saint Chrême : « Démocratie ! » Les manifestants de Sainte-Soline (un mort, de nombreux blessés) ont finalement obtenu gain de cause devant la justice : les méga-bassines qu’ils contestaient étaient effectivement illégales. La loi est de leur côté. Mais les Forces de l’ordre avaient celui de les disperser, par tous les moyens.

Le Canard Enchaîné, Le Monde Diplomatique, Médiapart, et tant d’autres titres de cette presse « libre », sont pleins de ces exemples de dénis du droit, de brigandages perpétrés par ceux qui ont en charge la gestion de l’Etat, rarement condamnés, ministre de l’Intérieur poursuivi dans plusieurs dossiers graves, mais décédé avant que le char, très lent, de la justice, ne le rattrape, ou du Budget pris la main dans le sac off shore, Président manœuvrier, seulement contraints au port d’un bracelet ... Selon que vous serez puissants ...

 

Les Fables de la loi

 

La loi est un mythe : un discours collectif, martelé en chaire, plus ou moins cru, mais ce n’est pas ce qui compte : l’important, c’est de prétendre qu’on y croit, d’en persuader les autres, et peut-être soi-même, sinon la société n’est que l’affrontement brut des pulsions et des intérêts. Cette réalité triviale des mécanismes inter-personnels, chaque société s’est attachée à la nier, à la travestir, à en recouvrir la violence sous des discours justificatifs : le grand combat entre le Bien et le Mal, l’inéluctabilité des cycles du Karma, le lent processus de la Lutte des classes, etc. Le récit nécessaire pour donner un peu de sens à tout ce chaos, un peu d’ « humanité » à celle jungle, un peu d’espoir à ceux qui risqueraient de désespérer.

En Occident, la Geste en vigueur, décalquée des aspirations charitables du Christianisme (et pas si éloignées de celles des Lendemains qui chantent), décline le programme enchanté décrit par la devise de la République Française. Elle consiste à prendre nos désirs pour la réalité : à faire comme si nous vivions effectivement comme nous nous proclamons à longueurs de discours, d’émissions de télé et radio. Citoyens égaux en droit, soucieux du bien-être de tous, et dévoués à y contribuer ; partisans et promoteurs de toutes les solidarités, engagés dans les luttes contre les violences et les inégalités (la doctrine officielle doit bien concéder qu’il en subsiste, malgré tout, malgré nous), enclins au partage (même la SNCF le proclame : « Le progrès ne vaut que s’il est partagé » !), les plus fortunés aiment à le répéter, notre taux de redistribution est le plus élevé de la planète, et de l’histoire de l’humanité, pourraient-ils ajouter, car c’est le cas. Nous évoluons, comme dans un monde parallèle, halluciné, ruisselant de slogans édifiants, bienveillants et bien pensants, comme dans une URSS d’antan bercée par sa propagande, comme dans une dystopie cinématographique où on comprend bien comment les individus y sont manipulés, bernés, formatés, à coups d’annonces répétitives et d’injonctions fallacieuses. Nous rêvons que nous rêvons, et nous ne souhaitons pas nous réveiller. Il n’y a pas une entreprise faisant commerce d’aliments trafiqués qui ne vante les bienfaits du sport et des « Cinq fruits et légumes », pas un vendeur de jeux d’argent qui ne rappelle que « Les jeux d’argent peuvent constituer une addiction », d’ailleurs, c’est la loi. Qui oblige le pourvoyeur de produits nocifs à avertir de cette nocivité. Pas à s’abstenir de le faire : juste à dire. La loi, c’est du texte. Du déclaratif. La loi stipule : comment les choses devraient être. Et permet de constater les manquements ; et de sévir, éventuellement, à posteriori.

Cette fiction commune, à laquelle presque tout le monde croit mais dont à peu près personne n’est dupe, joue un rôle essentiel : celui des prolégomènes. Du pré-texte. Etant admis ce monde harmonieux rempli de bonnes volontés, où chacun, il ne faut surtout pas en douter, fait de son mieux, il est juste d’en respecter les règles. Que chacun reste à sa place, et s’en tienne à son rôle. Que les dirigeants dirigent, que les travailleurs travaillent, les consommateurs consomment, et les justiciables respectent la justice : cela va de soi. Quiconque conteste le modèle est réputé fauteur de troubles. Etant entendu que, dans ce monde bienheureux où la Liberté guide le Peuple, les débats sont autorisés, les oppositions représentées. A condition qu’ils se limitent à discuter des modalités, à négocier des quantièmes. A s’arranger sur les détails.

Le fond, lui, n’est pas négociable. Il est gravé dans le marbre, inscrit dans la Constitution : la Loi par excellence. Il est entendu, sinon admis, que les possédants possèdent. Il se trouve que ce sont les mêmes que les dirigeants : le monde est bien fait, les circuits de décision seront raccourcis d’autant. Les rémunérations horaires, secteur par secteur, sont fixées, et les revenus qui en découlent : avocats, ingénieurs, traders / femmes de ménage, éboueurs, livreurs de pizzas. Le cadre est planté, rien de bien nouveau depuis Babylone, ce n’est pas la même vie pour tout le monde : et c’est cet ordre-là que « la loi » est chargée de maintenir.

Les violences et la criminalité procèdent essentiellement de ces disparités : des frustrations et haines qu’elles engendrent, et des tentatives pour y remédier. On vole rarement par plaisir. On assassine moins souvent quand on est heureux.

Tout est bon à prendre, dans cette foire d’empoigne. La loi n’est qu’un paramètre parmi d’autres de faisabilité, de difficulté à surmonter. Tant que la sortie de zone, le coup pas franc, la tricherie n’ont pas été aperçus par l’arbitre (et même : il est des arbitres aisés à corrompre. La violation des lois fait partie du jeu), échappent au contrôle, je suis gagnant. J’ai intérêt à jouer, je risquerais sinon d’être l’un des seuls à ne pas le faire, bien que peu en conviendraient (cacher qu’on triche est le principe même de la tricherie), dont ceux qui ne se l’avouent pas à eux-mêmes. Appellent ça autrement. Opportunité, habileté, juste reconnaissance du mérite.

La solidarité, le partage, sont de tous les slogans, revendiqués par tous, mais chacun comprend qu’il doit tirer son épingle du jeu. Pourquoi, par exemple, faire au fisc des déclarations sincères et exhaustives ? Alors que l’usage qui sera fait de l’impôt échappe à mon accord : dilapidé en frais de représentation somptuaires, cérémonies officielles, commémorations de tous acabits, réceptions princières de toutes sortes de gibiers de potence au pouvoir dans leur pays ; englouti dans des dépenses militaires dont les bénéficiaires m’assurent qu’elles sont indispensables à ma survie ; gaspillé en fêtes et Evénéments « nationaux » auxquels je ne souhaiterai pas participer ; évaporé en d’innombrables gabegies, mauvais choix de gestion, dont les gazettes et la Cour des Comptes se font l’écho impuissant. Que pèse la dérisoire extorsion à laquelle je me livre, comparée aux dividendes des trafics et de la prévarication ?

Chacun s’arrange avec la loi. En prend et en laisse. S’abstient généralement de le dire, et parfois d’en être conscient. Compose avec ses intérêts, considère comme juste qu’ils soient servis, et imposées à tous ses convictions, ses croyances. Vilipende la loi qu’il exècre et voudrait voir sanctifiée celle qui lui convient.

 

Sans foi ni loi

 

La loi est ce conte rassurant que nous voulons interposer entre nous et le chaos du monde : le discours de l’Ordre, contre les réalités du chaos. Nous sommes d’abord des créatures du rêve (des « êtres de langage »).

On ne peut « respecter » la loi, puisqu’elle n’est que simulacre, artifice, expédient stratégique.

Il est souvent moins coûteux de s’y soumettre, quand la coercition est puissante : il serait inconscient d’en méconnaître la brutalité. On peut s’y soumettre comme à une force supérieure, comme on courbe l’échine face à une agression par plus puissant que nous. Les Héros de fiction, dont l’essence même est de défier la loi, de braver l’autorité quand elle est arbitraire, d’entrer en guerre contre la tyrannie et finalement de la renverser, valent comme figures rhétoriques et théoriques de la résistance des esprits : plier n’est pas se soumettre. Se soumettre n’est pas abdiquer sa raison, sa conscience de l’illégitimité du tyran. Qu’on accepte de subir, provisoirement. Jusqu’à temps que les rapports de force s’inversent. La servitude peut ne pas être volontaire, mais sue, temporairement endurée, et grignotée, chaque fois que possible. On peut, un peu, limer ses chaînes.

Le fascisme, c’est quand quelqu'un veut m’imposer sa volonté. Me donne un ordre. Me stipule un interdit.

Quelque droit qu’il s’invente et s’imagine à pouvoir le faire. Tout ce qui me contraint, et qui ne me paraît pas légitime, attente à ma liberté, à mon autonomie de personne  pensante. M’aliène, m’infériorise, m’infantilise.

Nul ne peut se prévaloir de la loi.

Que peut-il attendre de moi, dès lors, si ce n’est mon hostilité, ma résistance ? En faisant de moi un sujet à sa botte, il me fait son ennemi. A chacun ce choix, ce calcul, puisque chacun de nous est potentiellement tyran ou victime de l’autre, peut-être successivement les deux. A chacun de savoir et décider s’il veut mettre l’autre sous sa loi.

Tout ce qui me contraint, et qui ne me paraît pas légitime, attente à ma liberté, à mon autonomie de personne  pensante. M’aliène, m’infériorise, m’infantilise.

Cet état de fait, cet état de guerre, où la loi n’est que l’habillage de la domination,n’est pas le propre des seules sociétés « capitalistes », on les retrouve sous des formes variées, plus ou moins virulentes, dans toute société : comme constitutifs des mécanismes du vivant, fondés sur la concurrence et la compétition, la défense de ses intérêts au détriment de ceux des autres, la jouissance de la possession.

Alors qu’il serait possible de seulement proposer (et non d’imposer) à l’autre ce qui nous paraît utile et nécessaire, préférable. Comme nous le faisons d’ailleurs entre amis. Entre gens qui s’apprécient et s’estiment. Exposer notre préférence, l’expliquer, faire valoir notre position sans suggérer qu’il n’y en a pas d’autre possible, pensable. Essayer de convenir avec l’autre de ce qui sera fait. Entendre ses objections, ses désaccords, chercher quels compromis pourraient concilier les divergences. Savoir que, sans le compromis, l’arrangement partiellement satisfaisant pour les deux parties, il n’y a que la guerre, le rapport de forces. Et revoir, amender la convention chaque fois que le besoin s’en fait sentir, que l’expérience en révèle les imperfections.

Cette civilité construite et désirée, en élaboration permanente, ne se conçoit qu’entre des personnes mues par le désir d’en finir avec l’entre-prédation, le combat et la dévoration réciproques. Il est plus difficile de l’instaurer face à qui ne vise que sa satisfaction, ne sert que ses intérêts, ne croit qu’à ses certitudes.

Avec ceux-là, les lois sont un pis-aller. Une ébauche, une amorce de convention. Un début d’atténuation de la guerre de tous contre tous. Qui affaiblit, un peu, le chaos. Qui ne le supprime pas.

 

 

 

 

 

 

vendredi 7 février 2025

La lune du loup

 

                                                           La lune du loup

 

Je suppose que le téléphone a sonné vers quatre heures cette nuit-là. On attendait la nouvelle. Marie-France était partie. Son esprit. Ce qu’il en restait, le peu qu’il en restait, les derniers fragments de son identité, s’était définitivement séparé de son corps. Dissous dans l’air épais d’une chambre déserte. Je suppose qu’on voyait les lumières oscillantes du monitoring. Le corps s’est détendu, inerte, soulagé de son fardeau, tout ce qui reste d’une vie de femme, après. Et son nom. Et les souvenirs. C’est comme si l’être se cassait en deux. Du côté obscur, invisible, inaccessible, la fonction vitale, l’esprit, l’identité, le sujet, désirant et agissant. De notre côté, tangible et matériel, le « corps », assemblage inutile désormais d’organes et de muscles, d’os, de tendons, rendus à la stricte dimension de la matière. Rien. L’apparence de Marie-France, quelque chose comme son image. Un avant et un après. Un avant, de souvenirs, d’images en mouvement, son regard, sa voix, ses paroles, qui perdurent. Et un après sans après. Ça a cessé. On ne sait pas quoi, au juste, on dit « la vie » faute de mieux, l’impuissance des mots à rendre compte du réel, qui rassurent. La fin des possibles. C’est cette fracture, ce moment de bascule, que nous nommons : mort. Un mot, comme le bruit sourd d’une porte qui se referme. On ne se reverra plus, on ne fera plus ensemble, les repas joyeux partagés, avec toutes les filles, et les gendres, et les enfants, les promenades, et c’est cela qui fait peine, on n’accepte pas, on voudrait se rebeller, on est impuissant. Il faut laisser derrière nous celle avec qui nous aimions être, il faut laisser l’ombre descendre en nous, le silence, juste cette ombre que les mots essaient de remplir, d’effacer. Laisser la mère avec le père, devenir souvenirs, images de moments, rires de joie et de fêtes, qui perdurent, il reste ça, pendant que les filles et les gendres, et les enfants, et les amis, retraversent le labyrinthe des tombes, leurs bras qui se frôlent et leurs voix qui murmurent leur font une barrière de tendresse contre la peine, contre la perte, il leur reste ça, tous ces souvenirs, tous ces moments qui ont été vécus, et toute cette vie qu’ils ont à inventer, encore, de nouveau. Après la lune du loup.

Monde idéal

 

Monde idéal

 

Je sais un monde, ma sœur,

Tout empli de beautés et de grâces.

Là, tout n’est que luxe, calme et volupté.

Les jours y sont pareils à de longues fiançailles,

Les rires avec l’amour dansent

D’infinies farandoles sous des soleils sereins

Les sens et le désir y sont le seul office,

Aimer, la seule tâche,

Et célébrer le jour, et la vie, le bonheur.

La beauté, la jouissance,

Toutes les voluptés

Occupent chaque jour.

 

Les guerres ont cessé, faute de combattants,

Tout n’est que paix, bonheur et volupté.

On n’y voit ni la haine, ni l’envie,

Car aucun n’est privé de ce dont d’autres jouissent.

Nul ne broie sous sa loi les désirs de ses frères :

Le fort fait de sa force un rempart pour le faible,

Si l’un parfois s’égare,

Tous vont à son secours.

Des baisers, des caresses

Adoucissent les peines,

On fait aux affligés

Des ailes de tendresse.

A rien nul n’est contraint,

Chacun de ses talents fait librement l’offrande

Et recueille le fruit de l’industrie de tous.

Aucune vérité

Ni aucune croyance

Ne prétend expliquer

Ce que serait le monde :

Il est,

Ce que nous en vivons,

Rêve heureux, songe amer,

Chemin couvert de roses ou parsemé d’épines

 

C’est un monde, ma sœur,

Où les amants se donnent, innombrables et doux

Comme les nuits,

Où le frère soutient le frère,

Où nul n’est étranger.

Où nulle vaine gloriole

Ne vient ternir la paix

 

Les parfums et les fleurs

Tournent dans l’air du soir,

Valse mélancolique et langoureux vertige

 

Un tel monde, ma sœur,

N’existe pas ?

C’est qu’il nous reste, alors,  

A l’inventer

 

                                                               Psah

 

Le Mariage de Cendrillon

 

                                                            

 

                    C’est le genre de mensonges qu’on ressert à longueur de romances. Qu’on rebat aux oreilles des galériens, pour qu’ils n’arrêtent pas de ramer. Qu’on enfourne dans le crâne de tous les petits garçons et de toutes les petites filles pour qu’ils travaillent bien à l’école, à l’usine, et révèrent toute leur vie Maman et Papa, le Trône, et la vie comme elle va.

Il lui avait fallu du temps, à Cendrillon, pour en arriver là.

Au commencement, tout de suite après que le Prince lui avait mis la pantoufle au pied, elle nageait en plein bonheur (il lui semblait vivre un conte de fées) : la date approchait du Plus Beau Jour De Sa Vie, celui où elle remonterait l’allée dans une magnifique robe blanche de tulle et d’organdi, aux bras de son Prince adoré, qui avait fini par venir, c’était pas gagné, vu l’enfance qu’elle s’était tapée, à frotter les parquets et repriser les hardes de ses sœurs, enfin, tout ça c’était du passé.

Ce furent des semaines d’enchantement et de ravissement, à choisir les étoffes les plus délicates, dresser les plans de table, élaborer la liste des invités (il y avait, bien sûr, tous les noms de ce que la Noblesse comptait de plus remarquable, et pas mal de stars du show-biz et du monde des arts), composer le menu du festin, et tant d’autres choses. Mais elle ne manquait pas d’amies, désormais, pour l’aider dans ces tâches, et ses sœurs étouffaient de rage.

Enfin le grand jour arriva, ce fut une cérémonie magnifique, retransmise sur toutes les chaînes, il y avait Stéphane Beurk qui assurait les commentaires, la voix glapissant d’émotion et d’admiration enthousiaste jusqu'au bord de la jouissance. Le Prince était à son avantage, comme toujours, sanglé dans un splendide uniforme de Grand Officier, toutes les belles dames de la Cour roucoulaient et s’inclinaient sur son passage, le Roi essuyait furtivement une larme de fierté, les Courtisans criaient à qui mieux mieux leur allégeance et leur dévouement sans limite, le Bon Peuple, massé à l’extérieur de la Cathédrale (mais on avait installé des écrans géants pour que nul ne soit privé du spectacle), lançait des ovations reconnaissantes et exécutait des danses traditionnelles, il fallait reconnaître qu’on n’avait pas lésiné, ça avait de la gueule.

Une fois bénis par le Cardinal de France, les mariés ressortirent sur la Grand-Place, les commères disaient : « Qu’est-ce qu’ils vont bien ensemble ! », et on poussa des « Hourrah ! » et on lança des déluges de pétales de lys, et on poursuivit la fête jusqu'au petit matin (et certains, même, au-delà).

Un peu intimidée, tout de même, Cendrillon se retrouva pour la première fois dans le lit conjugal, elle découvrit, pour la première fois, le beau corps nu du Prince, qui était à la vérité parfaitement et en tous points athlétique, et pour la première fois se sentit exposée, nue elle aussi, au regard d’un homme. Et le Prince fut en tout, comme il l’était à chaque instant depuis le jour de leur rencontre, prévenant, attentionné, doux et délicat. Cendrillon, sans en comprendre vraiment les raisons, en éprouva un profond soulagement.

Et les mois passèrent, comme une nuée vaporeuse. Chaque matin, Cendrillon, en ouvrant les yeux, devait faire un effort pour se persuader que ce n’était pas un rêve, qu’elle était réellement cette femme comblée à qui rien ne manquait. Le Prince passait lui présenter ses hommages vigoureux, avant que de partir vaquer à ses occupations de Prince, si bien qu’un Heureux Evénement se fit bientôt annoncer, ce qui occupa les gros titres du 20H, et les couvertures des magazines d’actualités mondaines, qu’on pouvait consulter à loisir dans tous les salons de coiffure, les cabinets médicaux, et les offices de notaires.

Et puis un jour le vieux Roi mourut. Il eut quand même le temps de se voir présenter son petit fils, tout le pays fut affligé par cette disparition, et ravi de cette naissance, et on fit encore de grandioses cérémonies (Stéphane Beurk ne savait plus où donner du micro, et sa voix se mit à ressembler de plus en plus au bêlement des chèvres). Il y eut le baptême, il y eut l’enterrement, et puis il y eut le Sacre du nouveau Roi. Tout cela coûtait fort cher, il fallut augmenter substantiellement les taxes et les impôts, ce qui fit que le Bon Peuple se sentit un peu moins enthousiaste et reconnaissant, mais les Courtisans, qui n’en payaient pas, lui firent comprendre la nécessité indiscutable de ce sacrifice (et au besoin, à ceux qui étaient tentés de discuter quand même, les conséquences désagréables d’un civisme trop tiède).

Le nouveau Roi eut bientôt beaucoup à faire. Il partait avec ses amis à la chasse, ou ils restaient dans quelque auberge des jours durant à jouer et à boire, et à Dieu sait quoi d’autre. Cendrillon le vit moins souvent. Puis presque plus. Heureusement, elle avait les soins à prodiguer à son fils pour la distraire de l’ennui. Mais le garçon, en grandissant, devint à la vérité bien capricieux et égoïste, il ne supportait pas qu’on résistât à ses désirs, et il finit par refuser de voir sa mère.

Désœuvrée, Cendrillon errait à travers les couloirs du Palais, désertés par la foule des Courtisans, maintenant que le Prince, devenu Roi, avait transféré ailleurs le théâtre de ses plaisirs. Elle en croisait parfois un ou deux, qui semblaient masquer plus ou moins un sourire à son endroit, comme s’ils étaient au courant d’une chose ridicule qu’elle eût ignorée. Surtout les Demoiselles qui avaient été ses amies empressées, au commencement, du temps qu’elle était encore l’heureuse et enviée future mariée.

Elle dut se résoudre à constater que le roi ne visitait plus sa couche, mais qu’il montrait un empressement joyeux, y compris en public, envers de jeunes et jolies gourgandines. Ce qui au fond lui était égal, l’intimité dont la gratifiait autrefois le Prince ne lui ayant en fait jamais apporté un agrément bien remarquable, très en-dessous de la peinture exaltée qu’en faisaient certains livres ou magazines. Elle se sentait seulement très seule et désemparée, ne sachant pas quoi faire de ses jours, qui fût tant soit peu utile ou même juste intéressant. Et il y avait les regards moqueurs que beaucoup, désormais, lui lançaient, qui s’accompagnèrent bientôt de murmures, puis de remarques, à peine voilées. L’attitude du roi, les rares fois où il daignait la croiser, se fit plus distante, froide, et même carrément agacée, hostile, presque cassante, si ce n’est méprisante. Cendrillon pleurait beaucoup, ses yeux devenaient rouges, et son nez un peu aussi, sa chevelure, autrefois magnifique, devint rêche, toute en mèches désordonnées. Elle prit du poids. Pour tous, elle ne fut plus qu’un objet de risées. De dégoût.

Il lui arrivait de maudire sa marraine, et ce fameux soir où elle lui avait accordé le cadeau empoisonné de ses sortilèges : voilà bien à quoi l’avaient conduite le carrosse d’or et les chevaux fringants, et la belle robe de bal ! Pourquoi lui avait-on mis dans la tête qu’un jour, son Prince viendrait ? Il était venu, et voilà le résultat !

« C’est bien joli, vos contes cul-cul ! Pourquoi vous faites ça à vos enfants ? Pourquoi vous les faites croire à une vie qui n’existe pas, à des représentations gnangnan qui travestissent la réalité, en les laissant désarmés face aux déceptions ? Pourquoi vous les bovarisez, vous savez bien que certains ne le supporteront pas, ou qu’ils mettront toute une vie à s’en remettre ! C’est par bêtise, par sadisme ou par lâcheté ?»

La fée sa marraine convint de son erreur et promit de se racheter. Elle lui dit :  « Voici ce que nous allons faire … », et elle lui chuchota longuement à l’oreille.

Un matin, on finit par s’apercevoir que la Reine demeurait introuvable. Elle n’était pas dans ses appartements, ni dans aucune pièce du Palais, ni dans les jardins. On en avertit promptement le Roi, qui dit : « Ce n’est pas grave, elle finira bien par retrouver le chemin de son terrier ! », et toute la Cour s’esclaffa du bon mot du Roi, en s’émerveillant de la vivacité de son esprit.

Puis on n’y pensa plus. On oublia que Cendrillon avait disparu. Elle ne manquait à personne.

On approchait des fêtes de Noël. Que chacun espérait somptueuses. Et le Roi annonça une semaine de réjouissances nationales. Il fallut doubler les impôts, cela suscita le mécontentement d’une partie du Peuple, attisé par une poignée d’esprits toujours enclins à critiquer et à semer le trouble. Mais la plupart se réjouirent de cette occasion de s’amuser. Le Jour de Noël, le Roi reçut en la Cathédrale tout son Peuple rassemblé, on venait de loin pour le contempler et lui jurer hommage, et parfois, même, de plus loin encore. Les Messieurs et les Dames de la Cour ne furent pas en reste, et ils entrèrent à leur tour, les bras chargés de présents magnifiques.

L’intensité du spectacle fléchit un, Stéphane Beurk demandait en régie ce qu’il y avait de prévu après, quand soudain tout le monde sentit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Le Roi, occupé à lorgner le corsage d’une Demoiselle du premier rang qui lui faisait des mines, s’en aperçut à son tour : un silence se propageait vers le chœur de la Cathédrale, au fur et à mesure de la progression de quelqu'un qui entrait, et autour de qui l’assemblée s’écartait avec déférence. Il se demanda si ce n’était pas Cendrillon qui revenait au bercail, mais l’idée était ridicule. Et tout à coup, il vit la plus splendide créature qu’il lui ait jamais été donné de contempler. Arrivée devant le trône, plongée dans une révérence qui ne cachait pas grand-chose de ses attraits, s’inclinait devant lui une femme d’une exceptionnelle beauté, enserrée dans une robe toute de tulle et d’organdi, un modèle de chez Dior ou peut-être Balenciaga qui devait coûter les yeux de la tête, si ce n’est la peau du cul. Sa chevelure, ses yeux, sa bouche, sa taille, ses bras à demi dénudés, tout en elle suscita chez le Roi le plus intense des désirs, il descendit de son trône pour l’accueillir, avec effusion, il l’entoura de paroles flatteuses et d’attentions, puis de ses bras, il abrégea les cérémonies, allégea le protocole, faussa compagnie à l’assistance, trouva prétexte pour la conduire à ses appartements, et parvint à la mettre dans son lit. Il passa la nuit la plus enflammée, la plus torride, la plus endiablée qu’un mortel pût rêver. A tout, elle se prêtait avec une docilité et une grâce exquises. Le Roi ne doutait pas de devoir cette bonne fortune à l’excellence de ses qualités, conforme à son rang. (Et chacun dans le Royaume se dit qu’il avait bien du pot d’être le Roi). Il s’endormit enfin comme le plus heureux des hommes.

Au petit matin, il se réveilla, un rai de lumière filtrait à travers l’entrebâillement des rideaux, et le souvenir lui revint lentement de son incroyable bonheur. Des étreintes et des baisers prodigués à cette créature merveilleuse et inespérée. Et il voulut se pencher vers elle, pour la saluer en amant attentionné, et peut-être reprendre leurs ébats où ils les avaient arrêtés. Il souleva délicatement le drap de soie qui recouvrait la visage de l’aimée … Et il poussa un hurlement de terreur ! D’horreur ! D’épouvante ! Et de dégoût ! En lieu et place du miracle de finesse et de splendeur qu’il avait tenu contre sa chair, qu’il avait étreint avec tant de passion, se tenait face à lui une créature hideuse et répugnante, mi-vieille femme décharnée, mi-créature gluante et reptilienne ! Tout en continuant à hurler, il bondit hors du lit, s’enfuit loin de la chambre, ordonna qu’on chasse l’effroyable monstre. Il n’avait pas lu Baudelaire, et cette nuit le dégoûta pour le restant de ses jours de la proximité des femmes.

 

Cendrillon, elle, un jour à l’aube, sans que quiconque s’avise ou se soucie de son départ, avait gagné une contrée voisine,. Elle avait rassemblé ses cliques et ses claques, s’était équipée d’une tenue sans élégance mais pratique pour voyager, et avait marché jusqu'à la station de bus. Personne ne semblait l’avoir reconnue, ou n’avait souhaité le montrer. Elle s’était laissé transporter aussi loin qu’il lui avait paru nécessaire, et là elle était descendue. C’était une petite bourgade paumée dans une campagne insignifiante. Elle avait pris une chambre pas trop chère, et s’était trouvé un job temporaire de serveuse dans un bar, qui assurait sa subsistance. Elle avait fini par remarquer un client qui venait parfois, assez joli garçon et plutôt sympathique. Elle verrait bien.

 

                                                                                                                             Psah