Il est
temps de quitter.
L’homme aux tempes argentées, ses cheveux sont devenus
une étoupe en désordre.
Visage étréci. Pommettes ratatinées. Le feu s’est éteint
au fond des prunelles.
Cependant il est là. Son corps est là, encore. Au-dedans,
sans doute, ce qu’il reste de sa conscience. Il a commencé le voyage vers
l’autre rive. Ce n’est plus lui tout à fait, l’homme rieur, paisible, affable.
Le père qui veille à remplir les verres.
Il a quitté la scène, en partie. C’est ce qui trouble.
Nous le voyons, encore, mais il n’est plus, déjà, que l’écho de son souvenir.
Que se dit-il, au-dedans de lui ? Nous voit-il, lui,
éloignés, un groupe qui reste dans ce monde qu’il commence à quitter ?
Lui, si silencieux souvent, sa voix ténue l’abandonne. Il
se fait ombre. Lui, si vigoureux naguère, sportif, recroquevillé sur sa chaise,
comme s’il s’excusait d’être encore là, d’encombrer de sa silhouette maigre le
monde des vivants, comme s’il resquillait quelques bribes de jours avant de
consentir à disparaître tout à fait.
Pourtant notre présence s’empresse autour de lui, comme
un cortège qui l’accompagne. Comme des acteurs obstinés qui s’évertuent à
poursuivre la pièce, comblent les trous du texte qui s’efface, prolongent le
spectacle sans se résoudre à le terminer.
Lui, marche, à petits pas, comme s’il commençait à
désapprendre à marcher. Puis il s’endort, bouche ouverte, à la recherche d’un
autre souffle, pas encore dans la paix, pas encore délivré de l’âpre lutte du
vivant contre ce qui le défait. Nous voyons, déjà, la lueur glacée comme du
spectre venu prendre son dû. Quelques secondes étirées en journées où l’on
perçoit le seuil qui s’ouvre. Cette hésitation sur l’ultime frontière.
Maintenant
il est temps de quitter.
Comment
quitte-t-on la vie qui se souvient, les jours de fêtes en famille, repas,
promenades, menue monnaie des conversations, échanges de nouvelles, récits de
vacances, scores de tennis, la vie qui luit encore ? il est temps,
bientôt, de ne plus se voir. Qui quitte qui ? Est-ce lui, qui part, et
nous laisse aux péripéties de nos vies poursuivant leur histoire, sur leur
lancée, ou nous qui ferons demi-tour, qui rebrousserons chemin, parvenus devant
le seuil infranchissable, le laisserons, seul, passer de l’autre côté ?
On
ne peut imaginer ce monde qui sera, sans lui, diminué de sa présence, ce futur
présent qui n’existe pas encore, inconcevable, si contraire au témoignage de
nos yeux et de notre mémoire ; nous assistons, effarés, à l’impossible et
banale métamorphose, apercevons, déjà, un demain que nous ne pouvons croire. Ce
qui est, cessera. C’est la prophétie antique et incroyable. L’inconcevable qui
s’incarne dans l’effacement insensible de ce corps. Nous voyons seulement que
nous ne voyons jamais.