Changer pas mal de choses, notamment les rapports de pouvoir, les
dominations, m’a toujours paru une nécessité et une urgence.
Jeune, conscient de la difficulté de la tâche, j’ai d’abord cru pouvoir
tenter quelques actions, mais je me suis vite rendu compte du peu d’audience et
d’effet que peut avoir la parole d’un type lambda. Et surtout du processus de
simulacre : les organisations et personnes qui déclarent (et, parfois,
croient « sincèrement ») souhaiter des transformations ne le veulent
pas réellement, explication la plus simple à leur « échec ».
Elles aimeraient bien que ça change, mais pas trop : changer le
papier-peint de la prison, pas casser la prison. Changer le nom du directeur,
pas supprimer la fonction : on passe de Louis XVI à Napoléon, du Tsar à
Staline, de Sarko à Hollande, de Macron à Pimpin : ça ne me paraît pas
valoir le coup de mourir pour ça.
Plus essentiellement, les « opposants » n’identifient pas la
véritable cause du phénomène d’oppression : pas l’homme au pouvoir, mais
ce qui en eux-mêmes fonde l’oppression, leur propre désir de
puissance et de jouissance. Le « souverain », absolu ou partiel, ne
l’est que par le mandat du groupe dont il sert les intérêts. On peut être à la
fois victime et coresponsable (du système injuste, générateur de violence,
qu’on a accepté tant qu’il nous profitait) : les juifs comme les
Palestiniens, les habitants du Tiers-Monde, les défavorisés de l’Occident.
Ce que veulent les opposants, ce n’est pas que ça aille bien pour tous,
mais que ça aille bien pour eux. Le système « libéral » est
celui où le groupe dominant consent à ce que ça aille bien pour lui et le
moins mal possible pour les autres, éventuellement. Pas rassembler les
conditions nécessaires pour que nul ne soit lésé, parce que mécaniquement leur
situation à eux s’en trouverait affectée. Au mieux, l’occidental aisé
« mais progressiste » veut bien que les pauvres soient moins pauvres,
dans la mesure, forcément faible, où ça ne diminue pas sa richesse, son
confort
C’est la logique qui détermine les moyens d’action : le
syndicaliste, le militant, fût-il de Lutte Ouvrière (sympathique Nathalie
Artaud …), l’intellectuel « de gauche », tel un Badiou, veut bien
imprimer des tracts, brandir des banderoles, publier des ouvrages, faire grève
éventuellement, et c’est tout …
Et c’est peu, compte tenu de la puissance de l’adversaire : si
Macron, bouge, si peu, c’est parce que quelques excités mettent le feu, gênent
les profits du commerce, entachent « l’image de la France » à
l’étranger. Face à un pouvoir radical, il ne peut être efficace que des actions
radicales, trop coûteuses sur le plan personnel quand on a un salaire confortable,
une position sociale et une vie somme toute agréables : c’est le fondement
du consentement qui fait la force de la tyrannie démocratique, une
soumission aux règles du jeu en échange d’un relatif confort.
Le simulacre démocratique est un spectacle qui se joue à deux : un
pouvoir qui domine, aux têtes changeantes pour créer l’illusion d’une
impermanence, et une « opposition » qui s’oppose, mais pas trop, qui
brandit et manifeste, pour rendre la soumission moins frustrante : c’est
le simulacre.
Ces oppositions en paroles parviennent parfois à changer le papier
peint : coup de pouce au smic, améliorations ponctuelles, et ce n’est pas
rien, ça n’est pas méprisable pour ceux qui en profitent, mais mon sentiment
est : « tout ça pour ça ». J’enrage que l’oppression quotidienne
se perpétue, mais s’il ne faut se battre que pour un peu de mieux pour une
catégorie, c’est là que je préfère encore « fumer mon cigare dans ma
voiture », m’arranger à ma façon moi aussi des désordres du monde, puisque
le simulacre ne m’apporte aucun réconfort, aucune illusion « d’avoir fait
ce que j’ai pu ». Danser pour la pluie, prier pour nos frères ou scander
des slogans dans la rue ne me fait pas me sentir plus agissant.
Je n’ai pas envie de « me battre » (de m’en donner la bonne
conscience), par exemple, pour tenter d’abroger une réforme du lycée injuste
(elle l’est) qui vient remplacer une situation à peine moins injuste et
aberrante, qui, étrangement, ne suscitait pas de rébellion : si les profs voulaient
effectivement s’opposer au n’importe quoi des études, ils en auraient les
moyens immédiats, et ils s’en seraient saisi. C’est tout un système de
sélection sociale et de déliquescence comportementale qui serait à
déconstruire : le prof lambda, syndiqué ou pas, est trop heureux que ses propres
rejetons et lui-même soient du côté des bénéficiaires pour ne pas appliquer la
validation de diplômes imbéciles.
Rien d’un « tout ou rien » simpliste : disons qu’il y a
un « seuil d’efficience » à partir duquel il me semble raisonnable
d’agir. Et un seuil de crédibilité : ceux qui se trompent de cible (en
conspuant le monarque du moment au lieu de démonter le système dont ils sont
eux-mêmes des soutiens) ou qui sous-estiment la force adverse (en imaginant qu’une grève,
ou des cahiers de doléance ! puissent faire plier l’adversaire) me sont
suspects.
Les activistes violents, type Baader ou Blackblocks, me semblent voués à
la même inefficacité globale, sacrifier eux aussi à un autre type de
simulacre : s’agiter pour ne pas s’avouer impuissant.
Une pensée et une action de la transformation commencerait par tirer
leçon de la longue histoire des « luttes » et révolutions, pour poser
la question là où elle me semble : qu’est-ce qu’il reste possible de
faire, compte tenu de la réalité des motivations des uns et des autres, sur
quels leviers réels agir … ? Mais ce serait une autre histoire … Je
reviendrai dans dix-mille ans.