vendredi 7 juin 2024

Les "addictions" sont les loisirs des autres

 

Il me semble que cette analyse biaise subrepticement son propos, en se fondant, sans l’expliciter, sur des a priori moraux. (Article de Bertrand Cochard, dans The Conversation, 6 juin 2024 : 

https://theconversation.com/pourquoi-les-series-sont-elles-devenues-notre-passe-temps-favori-231087

L’idée que l’humain ait besoin d’ « agir » pour échapper à un insupportable vertige de néant, c’est ce que Pascal nommait déjà « divertissement » : ce qui nous détourne de l’horreur de nous savoir mortels, de nos frustrations, de la conscience de la futilité de nos efforts.

Le terme englobe aussi bien le travail que les « loisirs », liant dans une même fonction anesthésiante la traditionnelle opposition entre « otium » et « nec otium ». Le risque de l’Ennui (« Qui dans un bâillement avalerait le monde », selon Baudelaire) a toujours menacé les classes oisives, que l’on pense au Seigneur Pococurante dans le Candide de Voltaire, ou à Madame Bovary. Ce « privilège » s’est étendu à d’autres classes à mesure que diminuait le temps de travail.

Qu’est-ce qui différencierait les Séries des autres stratégies pour occuper ce temps libre ?

On observe une propension à un emploi implicitement moralisateur du terme « addiction » employé hors de son domaine de pertinence, la physiologie : désormais (et naguère, sous des termes similaires : dans les années 70, on était simplement « drogué » par les écrans : la récente anglicisation du concept lui apportant un opportun gain de « scientificité »), c’est par cette étiquette dévalorisante, mais dissimulée derrière un semblant d’ « objectivité scientifique », que l’on désigne … les loisirs des autres ! (quand ils nous paraissent sans intérêt, saugrenus).

Il y aurait les façons légitimes, « saines », « utiles » (productives !) de passer son temps, et les lubies, polluées et polluantes, astreintes aux mécanismes de l’ « addiction » : forcément pathologiques.                             Deux catégories antagoniques, les « bonnes » et les « mauvaises », que le curseur moral de celui qui les énonce placera ici plutôt que là. Selon la doxa, le travail, la pratique d’un sport, d’un art, d’une responsabilité politique ou associative : activités salutaires, bien sûr, à encourager. A la rigueur, on suspectera la présence d’une « addiction » qu’en cas « d’excès », chez le « work-addict », par exemple : 40 heures par semaine, rien de plus normal, souhaitable, estimable, mais au-delà de … de combien d’heures, au fait, de quel seuil fixé par qui, en fonction de quels critères ?

Le passionné de lecture, du jeu d’échecs, de danse, de pratique instrumentale … est un passionné. Une personne cultivée, un artiste. Un passionné « des écrans » est un addict. Sans qu’on cherche particulièrement à le démontrer, il « perd son temps », contre sa propre volonté, et sans profit pour personne. Vision singulièrement autocentrée. Il ne s’agit pas de nier que « passer tout son temps » à travailler sa maîtrise du Clavier Bien tempéré ou à sillonner les chemins de randonnée puissent paraître plus « utile aux autres » ou « épanouissant » pour soi-même que le visionnage de trente épisodes d’une série : mais à qui revient-il d’en juger, selon quels critères, établis selon quelles finalités ? Qui serait à même de décider, sans suspicion d’égocentrisme arbitraire, ou d’utilitarisme social (méfions-nous des hygiénismes, qui viendraient nous dicter, à grands coups d’ « observations » et d’ « études »  forcément irréfutables, ce que serait une « bonne vie » : le discours de la science est souvent utilisé aujourd'hui comme l’était jadis celui de la religion : une position d’autorité dont on remet pas en cause les choix non dits), quelles activités méritent notre temps, et lesquelles il faudrait reléguer comme toxiques.

On ne peut discréditer une pratique, au regard qu’elle constituerait une « perte de temps », une façon de l’employer plus « vide » qu’une autre, sans expliciter d’abord les critères moraux, philosophiques, idéologiques qui ont présidé à ce tri (bien souvent, sans même que nous en ayons été même conscients, modelés par les croyances collectives ou les apparentes « évidences » : l’ « utilité » du sport, ou ses « bienfaits », vraiment ?).

La question posée garde tout son sens, et son intérêt, relativisée à ces préalables : qu’est-ce qui ferait la spécificité des séries dans l’engouement fréquent (mais pas universel) qu’elles suscitent comme façon de passer le temps ? Mais l’objet de l’étude est-il constitué, fondé, pertinent ? Existe-t-il un loisir qui serait « regarder une série », dont on pourrait étudier les caractéristiques quelle que soit la série, et qu’on pourrait opposer aux autres modalités du « divertissement » (otium et nec otium confondus) ? De même que, se plonger dans La Comédie Humaine et dévorer la « Chick lit » (cette nouvelle « addiction » d’un lectorat bien particulier), est-ce également lire ? Peut-on, et doit-on englober sous le même terme, selon des critères seulement formels, faisant l’impasse sur des données qualitatives (cet angle mort des approches « scientifiques »), bien malaisées à objectiver, mais néanmoins déterminantes, des activités qui semblent procéder de la même liturgie, mais mobilisent en réalité des fonctions cognitives bien différentes ?

Il me semble possible que le visionnage de telle série soit plus à rapprocher de la lecture de tel type d’œuvres littéraires, en termes de processus intellectuels et esthétiques engagés, et donc de motivations, que celui de telle autre ; qu’il n’y ait pas de spécificité intrinsèque, de cohérence pertinente à tel « genre » de loisir constitué sur des apparences formelles : la « lecture », les « jeux vidéos », les « programmes télé » : nous risquons d’opérer des apparentements illégitimes en isolant le support matériel plutôt que les processus mentaux qu’ils permettent.

Il est possible que, en fait, des personnes différentes en train de regarder des séries ne soient pas en train de faire la même chose …

lundi 20 mai 2024

Fuck up, d’Arthur Nesersian

 

Lecture très intéressante, ce Fuck up, d’Arthur Nesersian, publié en 1991 !

Lecture drolatique, mais en même temps inconfortable, et qui interroge d’autant plus : de quoi est fait notre intérêt pour un tel roman, quels sont les enjeux de ce qui se joue entre le lecteur et lui ?

Il faut d’abord le replacer dans la filiation dont il procède. Fuck up frappe d’abord par ce qu’il n’est pas, le type de littérature auquel il s’oppose : il mobilise un système de références utiles à expliciter.

Au commencement, il y a le mythe et l’épopée, qui consistent à hyperboliser la vie d’un humain moyen : péripéties, dangers et combats y prennent des dimensions géantes : le Héros, détenteur de nos qualités et défauts à une échelle multipliée, bataille contre tout ce qui fait notre ordinaire. Nos galères deviennent des Odyssées, les gens qui nous font des misères des divinités, géants, armées, nos combats représentés par des affrontements physiques toujours … homériques.

Puis vient la dégradation burlesque de la dimension héroïque. Les « nobles quêtes » et les hautes aspirations sont descendues de leur piédestal par la dérision : au XVIe siècle, peut-être pour récuser le fantasme dualiste du platonisme, repris par le christianisme, dans lequel la pureté de l’âme est opposée à l’impureté supposée du corps, Rabelais installe des géants (bien hyperboliques) vivant pleinement leur corporalité : ils ripaillent et pissent joyeusement, et leur quête n’est plus que de la dive bouteille. Idéal dégradé, mais idéal quand même : le sage Gargantua résiste à la guerre picrocholine, et promeut l’éducation humaniste. Au siècle suivant, le chevalier Don Quichotte porte un plat à barbe en guise de heaume, et il ne combat plus que des moulins à vent : la trame épique révèle l’illusion, le récit, désormais, dé-mystifie. Ce sont les débuts du roman picaresque, qu’illustrera au XVIIIe siècle le Tom Jones d’Henry Fielding : on retrouve du « picaro » dans le personnage de Fuck up, notamment lors de ses différentes rencontres « amoureuses », succession de déboires plus que de plaisir.

C’est la voie que va suivre l’histoire du roman, toujours travaillée par ses deux tendances : l’exagération épique et sa dérision burlesque, avec la possibilité médiane : un « réalisme », qui dirait nos vies au plus près. C’est évidemment dans la deuxième direction que nous entraîne Fuck up (comme son titre nous le programme). La fiction contemporaine, notamment cinématographique, recourt encore souvent au traitement hyperbolique de l’épopée : les histoires regorgent de héros opposant le rempart ultime de leur vertu au déferlement du Mal, quitte à sacrifier la complexité du réel au culte de leur vaillance : les méchants y sont irréductiblement méchants, et eux seuls (hormis quelques exceptions rares, et finalement hypocrites). Et les héros, solution mais  jamais sources du problème : le « problème », c’est forcément l’autre, jamais soi -même, c’est le réconfort que veut trouver le spectateur à ce type de récits. C’est le modèle auquel ce roman tourne ostensiblement le dos,  contre-idéologie de l’Amérique triomphante réalisant son « rêve » sucré de bonheur (confort) pour tous.

Nersesian, lui, regarde dans les coulisses, les marges, soulève le couvercle des poubelles, restitue les ombres fantomatiques des « ratés », des loosers. Avec Fuck up, on pense évidemment aux polars (noirs) tels que Chandler et Hammett les inventent dans les années 50, pour contrer le roman policier à la Agatha Christie, trop bourgeoisement propret, où un héros (de l’intellect) détective met à mal les machinations de criminels, rétablissant ainsi l’  « ordre social ».  Marlowe et Spade, contrairement à Hercule Poirot ou Miss Marple, pataugent dans la violence engendrée par le prétendu ordre social institué par les classes dominantes.

Et ils prennent des gnons. Plus qu’ils ne pourfendent les dragons. C’est aussi ce qui arrive au personnage principal de Fuck up, et plus souvent qu’à son tour : son corps (christique !) n’est plus au fil du texte qu’un concentré de plaies et d’hématomes, il pisse le sang et toutes sortes d’humeurs, absurdement balloté dans une Odyssée sans quête. On ne compte plus ses séjours dans de multiples hôpitaux, surpeuplés de rescapés plus mal en point que lui (comme Orphée traversait les Enfers), inéluctablement régis par la loi de l’argent (la « carte » de santé, sésame qu’il ne peut jamais présenter, ce qui lui ferme les portes du rétablissement).

C’est bien une descente aux enfers qu’effectue ce héros inversé, héros néanmoins, en ce que l’accumulation des sévices qu’il subit ne l’abat jamais définitivement, même si elle l’affecte : contrairement à ses homologues de l’épopée, ce antihéros n’est pas « invulnérable », pas insensible aux souffrances : ni aux siennes ni à celles des autres, dont il constitue le témoin, le rapporteur : notre enquêteur dans ces bas-fonds du monde. Enfer terrestre, et non plus mythologique, exprimé dans ce qu’il a de plus sordide, tous les déchets humains, sang, pus, pisse, excréments, abondamment décrits, autant qu’ils sont bannis d’habitude de nos préoccupations volontaires, et des discours mystificateurs des épopées de « super-héros » (dont le principal « super-pouvoir », finalement, est leur capacité à ne pas percevoir que vivre, ça fait mal : recevoir des coups, des blessures, voir des gens mourir – et en être la cause -, perdre ses proches, tout cela n’altère pas sa bonne humeur ni son allant : comme si le message dont il est le vecteur (l’ « idéal » !), c’est qu’il ne faut pas se soucier de ses pertes, tant que nos employeurs (le Royaume, la Princesse) sont contents de nos services. Une belle cérémonie finale, récompense ou commémoration, compensera largement tous les sacrifices : morale militariste et utilitariste).

Ici, le héros se délite au fur et à mesure du récit : éjecté d’une situation peu brillante (un couple instable et un boulot précaire), il tombe de Charybde en Sylla (comme Ulysse), renvoyé à un sort pire au hasard des rencontres, qu’il « foire » systématiquement : roman du ratage, de la débine, portés à un tel point d’invraisemblance que l’identification du lecteur le pousse vers l’amusement plus qu’à l’accablement. D’autant que le narrateur, s’il constate les blessures qui se multiplient, le fait avec une forme d’indifférence, un détachement behaviouriste : pas de plainte, pas de pathos, encore moins de compassion. Mécanique répétitive du cartoon.

Ce foirage systématique de sa vie constitue bien une hyperbole, mais inversée : là où le Héros épique triomphe par ses exploits d’épreuves hors-normes, le protagoniste de ce roman échoue avec autant de constance à résoudre des difficultés risibles. Le lecteur peut retrouver sa vie, en pire, et reconnaître un monde perçu par ses bas-fonds, qui relativise et atténue les inconforts du sien.

Dernière caractéristique frappante : le personnage est au sens strict déboussolé, il ne sait ni où il va ni où aller, catapulté d’une case à l’autre d’un jeu de l’oie absurde par des événements inattendus. Il n’est ni un Jason résolu dans sa quête de la Toison d’or, ni un Achille, déterminé dans sa guerre contre Troie. Même Ulysse, dans ses errances, essaie-t-il au moins de regagner Ithaque.

Alors même que le texte abonde, regorge de repères spatiaux : rues et intersections répétitivement nommées, itinéraires stipulés de chaque déambulation. Tentative désespérée de se repérer pour un personnage qui ne sait plus « où il habite » ? Qui, en fait, n’habite plus nulle part. Ou contrepoint cruel et ironique d’un quadrillage administratif, qui « nomme » les lieux, sans pour autant leur conférer d’identité ?

La « quête » d’un personnage de roman (de roman moderne, en tout cas), c’est celle de l’identité : découvrir (ou inventer !) qui il est : ce qu’il est. C’est celle du lecteur. De tout humain. Se trouver, ou se construire, une « identité » (une valeur, « signification », légitimité : un « sens à sa vie »), suppose au préalable de perdre celle, illusoire, qu’on s’attribuait. De là, la situation initiale de nombreux récits : héros amnésique, ou perdant son emploi, son couple, ses certitudes. Le confort pernicieux de ce qu’on croit être, ou devoir être. C’est « l’expérience » que propose ce roman : se « perdre », avec son personnage, dans les dédales (toujours le mythe !) de ses nuits, de ses désirs. Dans les décombres de ses rêves.

Puis revenir à soi. Au réel. A sa propre aventure : à ce qu’on est capable d’en écrire. Paradoxalement rassurés, peut-être : il sera difficile de faire pire que dans Fuck up.

mardi 7 mai 2024

les mots

 

        Si mon écriture était une couleur, elle serait noire. Invisible. Une deuxième peau. Un camaïeu iridescent. Un kaléidoscope, indexé sur les valeurs de la vie. Rouge rage, bleu espoir, vert mystère, jaune sérénité, gris baveux de l’ennui qui déborde, blanc incandescent de la surface traversée.

Le plus court chemin d’un point à un autre est : l’absence.

Suis-je seul dans cette pièce ? Dans ce pays, sur cette planète à la lumière éteinte ?

C’est comme ça qu’on essaie de découvrir des extra-terrestres. On leur envoie des signes. A travers l’espace. A charge pour eux de répondre. Sans même savoir s’ils existent.

Ou s’ils sont parmi nous. Echange de rites. Formules rituelles, salamalecs : c’est le cri de la sentinelle : « Qui va là ? »

Il faut donner le code, s’identifier, est-ce l’ennemi ? On ne sait pas. Quand l’autre entre en nous, il est trop tard, et c’est tant mieux : il met tout à sac, et nous sauve de nous, de notre nous trop semblable à nous : au plus profond de moi j’éprouve l’appel du large, que mes habitudes se fassent la malle, que ma routine prennent l’eau, que ma mémoire se dissolve. Etre autre. Tant de gens font tellement semblant d’être toujours eux-mêmes. Arpentent leur cellule, circulaire. Des mots pics, des mots tarières, pour creuser un tunnel sous la carapace de l’ordinaire. Des mots béliers, pour ébranler les conventions. Des mots qui ne disent pas, mais qui questionnent.

Il y a tant de mots pour reboucher les mystères. Au lieu de creuser les questions. On commence à percevoir l’autre quand on commence à ne plus le connaître. Perdre identité, comme on perd pied. Ne plus bien savoir la limite entre soi et l’autre.

écrire

 

Au début, entre les mots et moi, ce fut ... je ne sais pas. Ça sortait. C’était une sueur, à la surface indécise de l’âme. Il n’y avait pas les mots et moi, les mots et moi c’était pareil, de la substance qui s’écoulait, un souffle exhalé à la rencontre des autres, sana y penser. Les mots caracolent, sans que j’y pense, jouent à cache-cache, font irruption, se déguisent, fanfaronnent, s’amenuisent ...

De mon écriture, on disait qu’elle était surprenante, précoce, inquiétante (ma grand-mère me craignait fou), envahissante, aberrante. Quand elle n’était que la vie qui court dans les veines. Une tentative pour résoudre l’énigme : le dedans et le dehors. Ce n’est pas si simple.

Les signes griffent la surface de l’apparence. Invocations, incantations. Ce qui est étonnant, c’est que certains aient si peu besoin des mots pour être. Comme si le monde, leur présence au monde, étaient évidentes. Allaient de soi, nul besoin de dire. Leurs mains creusent la terre, et en font naître les moissons. Leurs doigts cousent et recousent, penchés sur le labeur. Le mot est tout au plus aiguille, marteau, scalpel, pioche : il n’a pas de fin en soi.

Le mot pour héler. Ce qui se passe ensuite a-t-il besoin de paroles ?

Ecrire, pour creuser l’énigme. Scruter les entrailles. Certitude (illusion ?) qu’il y a autre chose, à découvrir, à mettre au jour. On écrit parce qu’on ne sait pas ce qu’on a à écrire. Parce qu’il manque quelque chose, qu’on ne sait pas nommer. Celui qui ne manque pas n’a pas besoin d’écrire. Il boit, et sa soif est étanchée. Il dort, et son âme est apaisée. Il rit, et le monde est en fête.

Le mot serait l’exorcisme de celui qui doute. Ou la conjuration. Il y a des mots pour qu’il advienne, et des mots pour tenir à distance. Ce sont peut-être les mêmes.