jeudi 28 mars 2019

Méditation


                        L’un est multiple et le multiple est un.
Comme un rêve endormi de jungle birmane.
Le cri des singes. Un souffle courbe la forêt de bambous.
Une barque sur le fleuve. Le bruit de l’eau.
La lumière du vide. Odeur d’encens.
Un pas.

Mains ouvertes. Bras ployés : la figure du héron argenté.
Toits verts des pagodes.
Expulser l’air des poumons. Se baigner dans la cascade glacée.
Oublie ton nom.
Oublie qui tu crois être. Efface les treize façons dont tu as été nommé.
La simple lueur d’une chandelle.
Deuxième pas.

Se charger de tous les ans. Remonter le fleuve du temps. Retrouver les visages rencontrés. Se remplir de tumulte. Tambours. Accélérer les battements du cœur. Jaillir. Etreindre l’air. Griffer le silence. Haïr ses parents. Ses amis, sa progéniture, ses voisins, l’étranger qui passe.
Mimer la mort.
Trois pas.

Se dépouiller. Oter un à un tous les cris de sa chair. Secouer la poussière. Ne pas comprendre. Ne pas vouloir. Ne plus bouger. Etre la montagne. Cesser de respirer. Cesser de croire. Laisser le silence.
Quatrième et cinquième pas.

Inventer la fleur. Voir l’invisible. Regarder la pénombre à l’intérieur. Imaginer l’autre.
Aucun pas.

Imaginer l’autre. Se renverser en arrière. Ne plus rien savoir. S’allonger par terre. Le bois colle à la peau. L’odeur de cire d’abeille emplit le nez. Le bruit des rires d’enfants emplit l’âme.
Ne plus rien savoir. Accueillir l’aurore.
Sixième pas.

Le corps se soulève au-dessus du sol. L’âme se soulève au-dessus du corps. L’être se soulève au-dessus de l’âme.
Etre vide. Se mélanger aux particules du monde. N’être rien.
Et de ce rien, naître.

Douzième pas.

vendredi 15 mars 2019

Il est temps de quitter.


Il est temps de quitter.
L’homme aux tempes argentées, ses cheveux sont devenus une étoupe en désordre.
Visage étréci. Pommettes ratatinées. Le feu s’est éteint au fond des prunelles.
Cependant il est là. Son corps est là, encore. Au-dedans, sans doute, ce qu’il reste de sa conscience. Il a commencé le voyage vers l’autre rive. Ce n’est plus lui tout à fait, l’homme rieur, paisible, affable. Le père qui veille à remplir les verres.
Il a quitté la scène, en partie. C’est ce qui trouble. Nous le voyons, encore, mais il n’est plus, déjà, que l’écho de son souvenir.
Que se dit-il, au-dedans de lui ? Nous voit-il, lui, éloignés, un groupe qui reste dans ce monde qu’il commence à quitter ?
Lui, si silencieux souvent, sa voix ténue l’abandonne. Il se fait ombre. Lui, si vigoureux naguère, sportif, recroquevillé sur sa chaise, comme s’il s’excusait d’être encore là, d’encombrer de sa silhouette maigre le monde des vivants, comme s’il resquillait quelques bribes de jours avant de consentir à disparaître tout à fait.
Pourtant notre présence s’empresse autour de lui, comme un cortège qui l’accompagne. Comme des acteurs obstinés qui s’évertuent à poursuivre la pièce, comblent les trous du texte qui s’efface, prolongent le spectacle sans se résoudre à le terminer.
Lui, marche, à petits pas, comme s’il commençait à désapprendre à marcher. Puis il s’endort, bouche ouverte, à la recherche d’un autre souffle, pas encore dans la paix, pas encore délivré de l’âpre lutte du vivant contre ce qui le défait. Nous voyons, déjà, la lueur glacée comme du spectre venu prendre son dû. Quelques secondes étirées en journées où l’on perçoit le seuil qui s’ouvre. Cette hésitation sur l’ultime frontière.
                               Maintenant il est temps de quitter.
                               Comment quitte-t-on la vie qui se souvient, les jours de fêtes en famille, repas, promenades, menue monnaie des conversations, échanges de nouvelles, récits de vacances, scores de tennis, la vie qui luit encore ? il est temps, bientôt, de ne plus se voir. Qui quitte qui ? Est-ce lui, qui part, et nous laisse aux péripéties de nos vies poursuivant leur histoire, sur leur lancée, ou nous qui ferons demi-tour, qui rebrousserons chemin, parvenus devant le seuil infranchissable, le laisserons, seul, passer de l’autre côté ?
                               On ne peut imaginer ce monde qui sera, sans lui, diminué de sa présence, ce futur présent qui n’existe pas encore, inconcevable, si contraire au témoignage de nos yeux et de notre mémoire ; nous assistons, effarés, à l’impossible et banale métamorphose, apercevons, déjà, un demain que nous ne pouvons croire. Ce qui est, cessera. C’est la prophétie antique et incroyable. L’inconcevable qui s’incarne dans l’effacement insensible de ce corps. Nous voyons seulement que nous ne voyons jamais.

dimanche 10 février 2019

Tout ce qu'il me reste de la révolution, film de Judith Davis

Tout ce qu'il me reste de la révolution : Affiche


C’est fort : intelligent et sensible.

L’idée de départ est un spectacle théâtral conçu par Judith Davis  et sa troupe, L'Avantage du doute, en 2008

Le personnage qu’elle incarne est une jeune femme que révoltent le mode de vie « libéral » de notre monde, ses oppressions, ses vides : combative et militante, elle a gardé le sens des luttes de ses parents, maoïstes de 68, avec un peu de leur aspect doctrinaire.
Tantôt drôle, avec ses personnages maladroits, tantôt sensible, lorsqu’il raconte la difficulté des relations, familiales, amicales ou amoureuses, ce film touche en ce qu’il pose à hauteur d’humain la question politique : quels engagements et résistances sont encore possibles, après les désillusions des idéologies ? Il s’affranchit d’un discours militant, il interroge, il n’assène aucune réponse.
Un cinéma qui tranche agréablement avec les produits de grande consommation dont on gave le public à grand renfort de promotion : malheureusement, par cette forme insidieuse de censure, il n’est distribué que dans peu de salles (6 à Paris, par exemple !). Souhaitons que l’adhésion du public motive les distributeurs à en permettre la découverte à plus de monde …
 

dimanche 3 février 2019

Les vieux


            Effrayants effrayés, effarés de leurs yeux qui ont trop vu
Presque squelettes vieillards et vieillardes rongés d’ans
leurs yeux fixes, aveugles de la mort qui s’en vient, de la vie qui s’ensauve
Tremblants de la fatigue de n’avoir plus qui aimer
le sarcasme de la fête sur le point de finir, mascarade, rires égrotants On ne distingue plus les rires d’avec les pleurs Les uns comme les autres finissent en bêlements insanes A eux qui de l’amont voient ce qui est, la faribole amère des honneurs qu’ils ont crus, la défaite de leurs victoires vaines Toute cette splendeur factice J’étais belle si tu savais comme j’étais belle j’en ai fait tourner des têtes, ils étaient tous après moi, si tu savais Tu vois, c’est moi, là, sur la photo, mais si, je t’assure, elle montre l’image d’une très belle femme au regard éclatant, à la taille si fine Comme si la photo avait brûlé
s’était racornie avait jauni et qu’il en était sorti cette sorcière hideuse
Tu vois, coupe ce spectre moribond, à la tête qui branle, moi regarde cette baraque ! Il montre une splendeur insolente, des palmiers une pelouse irréductiblement verte et tondue de frais, une terrasse au bord de la piscine et un homme debout, impeccable et fier dans un costume blanc, du lin peut-être, et ce regard qui domine le monde
Ils s’approchent tous, maintenant, main tendue, comme un crochet avide de harponner encore un dernier résidu de bonheur, un relief de mémoire, comme des indigents venus à la fin d’un banquet, en ramasser les miettes
J’étais célèbre ! s’écrie l’un, J’avais du pouvoir s’extasie un autre, J’ai eu une très belle carrière Moi c’était la fête ! la fête ! la fête !
L’air s’emplit de leurs visions, du cliquetis de leurs rêves, leurs doigts déformés battent le vide, la déraison
Ils savent
Maintenant qu’ils ont passé le seuil
Ils ont vu ce qu’il y avait après la bataille
non les honneurs et les fanfares annoncés
Au bout de leurs luttes
Ils gémissent : Ah ! nous n’avons pas ménagé notre peine
Maintenant ils connaissent le dénouement de la farce sinistre
Cette odeur de pisse et de silence et de vomi et de désinfectant
Ils voient l’horreur dans les yeux des vivants
Relégués
On les a éloignés le plus possible du monde qui s’agite et s’évertue dans les rues les magasins les routes sur les places dans des salles qui s’amuse, le plus possible, qui amasse, désespérément
De peur qu’ils ne le contaminent de leur lenteur, leur maladie de mort
Bien loin les futurs morts s’agitent, désespérément, s’abrutissent de bruit et de paroles et de projets pour oublier, ce qu’ils savent déjà, qui les attend, leur place au mouroir est déjà réservée

Alors il vient un rire aux vieux qui n’attendent plus rien, un rire dément et gai à voir la foule s’évertuer à éviter l’inéluctable, ils se les montrent d’un doigt retors comme un crochet, Tu as vu celui-là avec toutes ses médailles et ses décorations ! Et regarde, là, cette jeunette qui minaude devant son miroir et rentre son ventre commençant Ils ont un rire qui secoue leurs os cliquetants comme un souffle qui soudain fait vaciller la flamme