Affichage des articles dont le libellé est écritures. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est écritures. Afficher tous les articles

lundi 2 octobre 2023

Vacances de couple

 

                Elle s’est pointée avec un bon quart d’heure de retard. Ça commençait d’enfer. Gainée dans un fourreau blanc, sandales dorées, bandeau en faux diamants sur sa chevelure blonde : les Marocains allaient adorer. Sa valise roulante, hérissée d’étiquettes multicolores, faisait un bruit terrible, tous les passagers se retournaient sur son passage. « Impulsive, fantaisiste, imprévisible », disait sa fiche : au moins, là-dessus, elle n’avait pas triché.

C’est toujours compliqué de partir en couple en vacances. Surtout quand on est célibataire. Je m’étais dit : avec une inconnue, on s’attend à rien. J’avais trouvé l’idée rigolote. Un peu moins, depuis que l’heure limite d’embarquement approchait.

« Salut, ça va, je ne vous ai pas trop fait attendre ? J’ai horreur de me stresser. Surtout en vacances ! »

Sourire radieux, bises embarrassées, bouffée de parfum vanillé : j’avais gagné la poupée Barbie. Je me demandais si c’était une chance.

Deuxième salve de sourire, « On y va ? », on aurait pu croire que c’était moi le retardataire, je commençais à piger le principe : une phrase, un sourire. Ça me changeait des dépressives.

Litanie fastidieuse des rites d’accès à l’avion. File qui piétine. Je lui jetais de petits coups d’œil à la dérobée : c’est vrai qu’elle était jolie. Documents plein les mains, qu’on a peur de perdre. Contrôle suspicieux des hôtesses, validé par un sourire : est-ce que c’était une épidémie ? Un conseil exprès de magazines féminins ? Ou Marjorie était-elle hôtesse ? Sa fiche ne le précisait pas. Nous n’avions pas beaucoup échangé. J’en avais ma claque des présentations interminables, succession de mails vagues entrelardés de demi-mensonges, puis de rendez-vous en terrasse pendant deux ou trois semaines, débouchant au mieux sur le resto ou la balade décisifs, ne débouchant le plus souvent, eux, sur rien. Et rebelote, profil suivant. Il fallait s’y résigner : en général, on ne se plaisait pas. Les gens ne sont pas faits pour se plaire. Trop sérieuse, trop fofolle, pas assez jolie, trop exigeante. Autant garder au moins le souvenir d’un agréable voyage. On s’était mis d’accord sur Agadir. Surtout elle : je craignais une réserve touristique dénuée de charme. On pourrait toujours se baigner.

L’hôtel était un peu au-dessus de mes moyens. Nettement au-dessus, même. Mais pas le moment de passer pour un radin.

Et la chambre ? Il y avait le problème de la chambre. Sans se connaître, une pour deux était sans doute prématuré. Deux chambres séparées, pas génial pour faire fondre la glace. Et encore plus cher.

On avait tenté la chambre pour deux. « Je vous fais confiance. Vous savez vous tenir ? ». Je me demandais si je saurais me tenir. On peut résister à tout, sauf à la tentation. J’avais dit oui.

 

                                                                               ***

 

Comment je vais lui tourner ça ?

« Marjorie ». Non. Un peu sec. On a quand même eu des chouettes moments.

« Ma chère Marjorie ». « Ma chérie » aurait été l’idéal, mais ça s’était pas passé comme ça. Et si ça avait été le cas, je n’aurais pas eu besoin de lui écrire cette lettre. Pas avec le même contenu.

« Chère Marjorie,

Ces trois jours ont été super. »

C’est vrai. C’est une chouette fille, finalement. Je vais garder ça. «Tu es vraiment une chouette fille. La plage, les cocktails, les balades. Ce que tu m’as raconté de toi. Tes complexes, au collège, sur ton physique, c’est dingue ! Jamais j’aurais imaginé. Etant donné la femme magnifique que tu es devenue. Je ne cherche pas à te flatter : tu le sais, tu es une belle femme. Une très belle femme, même. J’ai vu les regards des mecs, sur la plage, ou la piste de danse. Sur toi, l’œil assoiffé de types perdus dans le désert, qui auraient trouvé une source. Et sur moi, celui qu’on adresse au salaud qui a mis des barbelés autour de la source. Forcément, ils ont cru que … J’ai joué le jeu (merde, j’ai failli écrire « joui » !), tout le monde nous croyait en couple, j’ai joué le mec chanceux, et toutes les nanas se demandaient quel talent caché je pouvais avoir pour que tu m’aies choisi. Non, ne proteste pas : c’est comme ça. Sauf exceptions, les très belles choisissent des très beaux (ou des très friqués, ou très célèbres : je ne suis rien de tout ça.) Tu m’avais demandé (tu te souviens ?) si je saurais me tenir. C’est pas ça, le problème. C’est que je n’y tiens plus. Trois nuits à dormir à tes côtés comme si on était des copains d’enfance, c’est au-dessus de mes capacités.

Je préfère rentrer. Garde la chambre, profite du séjour. Je te fais confiance pour ne pas rester seule très longtemps.

C’est, je ne dis pas sans regrets, mais sans rancune. Ça a été une chouette expérience, malgré tout. Vraiment. Mais les contes et la réalité, c’est pas les mêmes scénarios.

Heureux de t’avoir connue. »

Franck.

 

dimanche 20 août 2023

La création du monde


Je vois que ça. Qui vaille le coup.

Un poulailler, pas trop, je mange pas tellement d’œufs, et des bestioles caquetantes grillagées au fond de mon jardin, ça me ferait flipper.

Déjà, la cabane à outils, où j’ai entassé un foutu bordel, le revêtement du toit part en morceaux, le bois se délite : y a urgence à intervenir. J’ai acheté les tuiles goudronnées, ça fait deux ans déjà, y a plus qu’à les clouer : ça vient pas. C’est jamais le moment. Ça me gonfle. C’est con, ce serait pas un boulot énorme, et l’eau va finir par s’infiltrer. Je peux pas : c’est ontologique. Peut-être une allégorie existentielle. Réparer ce petit morceau de monde, ça rimerait à quoi, dans un univers qui part en couilles ? Une sorte d’exorcisme dérisoire de l’entropie générale, une mascarade falsificatrice, comme ces Charlots qui montent des processions pour faire tomber la pluie. Une faute philosophique. Un déni moral. Faut pas tricher avec l’état des choses. Continuer à épousseter le palais d’un Empire sur le point de sombrer dans le chaos.

Pourtant, j’avais des dispositions : mon grand-père était charpentier, même s’il ne s’appelait pas Joseph, j’aurais pu considérer ça comme un présage. Gamins, on assemblait des jours durant des cabanes avec des planches trouvées sur un chantier abandonné, et des chutes d’Isorel qu’on récupérait gratos. Une fois fini, on savait pas quoi en faire, de l’édifice réalisé : notre petite bande n’avait rien à y vivre, pas de projets à partager dedans. Notre collaboration s’arrêtait à la construction. Alors après, on détruisait tout avec une jubilation brutale, comme un rite païen de mise à mort.

Une fois (une seule), j’ai réalisé de mes mains une construction dont j’ai tiré une grande fierté conceptuelle : j’ai recouvert d’étagères les murs de mon cellier. 

La performance paraît modeste : mais le tour de force consistait à n’utiliser aucun clou. J’étais plutôt content de montrer à un oncle incrédule et dubitatif que l’assemblage tenait par la seule force gravitationnelle. Puisqu’on pose en général les affaires à ranger sur les planches, la pression ne s’exerce que du haut vers le bas : les objets tenaient donc les planches qui les soutenaient, économique réciprocité. Plaisir d’avoir trouvé une solution simple, purement logique, respectueuse de ma paresse native et de la sensibilité musicale de mes oreilles, qui eussent souffert des coups brutaux d’un marteau.

Au commencement était le Verbe, nous dit le texte. Créer, c’est nommer : Poésie. On nous raconte que « Dieu », quoi que ce terme désigne, se sentant quelque peu désoccupé, entreprit de remplir le vide. Il commence par séparer la lumière d’avec les ténèbres, signe qu’avant, ça devait être foutrement le bordel, puis les eaux du ciel : créer, c’est distinguer. Il bricole une Terre, la peuple de végétaux et de toutes sortes de bestioles, et il se retrouve Gros Jean comme devant : il s’emmerde toujours autant, comme nous avant et après avoir fabriqué nos cabanes. Alors, il a une idée : il balance au milieu de tout ça une sorte de reproduction miniature de Lui-même. La méthode a pas beaucoup évolué pour inventer des histoires. Il y est presque, mais pour le coup c’est sa Créature qui s’emmerde, ça manque d’action : alors homme et femme il les créa, les galipettes peuvent commencer, les conflits conjugaux, les tueries familiales, bref, il tient son histoire. Il est l’inventeur de la première série, on nous dit pas s’il a pas fini par se lasser de la répétition des intrigues.

Au commencement est Je : celui qui nomme, qui perçoit, ressent, éprouve. Autour de moi, des objets, des créatures qui bougent, aux fonctions et potentialités encore imprécises. Des gentils, qui pourvoient à mes plaisirs, et des méchants qui ne pensent qu’à venir les saccager. J’éprouve la lumière et l’obscurité, la chaleur et le froid, le désir et la peur. La solitude. Je m’invente des amis. Je crée la beauté des arbres et de la musique, le ravissement des couleurs, et de la souplesse des femmes. Le présent minuscule est comme un point exigu sur lequel je me tiens en fragile équilibre, alors j’invente le passé et l’Histoire, je me raconte la chaîne continue et rassurante des dinosaures, de Sapiens errant dans la savane, apprivoisant le feu pour se consoler dans des fêtes de villages sous les étoiles trop brillantes. Les premières Civilisations, grandioses de monuments gigantesques et du cri des batailles, l’espoir des mythes et des prophètes, l’arrogance des rois et la défaite des révolutions. Comme Robinson, je peuple mon île déserte, à partir des débris de la Virginie, et de rencontres de passage. Je me fais un monde, démiurge apeuré, despote chancelant. Je me fais une vie, à partir des débris de mes errances, femmes abordées, enfants enfantés, maisons achetées puis revendues, amis découverts puis perdus, nomade immobile, conteur habile dépassé par ses invraisemblances. Je me fais, moi, au fur et à mesure que je me défais, j’essaie vainement de fixer mon image dans le fatras d’objets et de connaissances dont je m’entoure.

Et puis, moi aussi, le dernier jour, je me repose.

vendredi 17 mars 2023

Manif

 

                                                                            

 

Je débouche du métro à Bastille, y a une bande d’énervés qui m’empêche d’accéder                                 au haut de l’escalier

Un peu plus et je tombe

Poussez-vous, les pouilleux, j’veux passer !

Je me fraie un passage entre la bousculade, ça sent la frite et les fumigènes, ça empeste la foule qui s’excite à gueuler

Moi j’voulais juste demander la direction du Louvre

J’attrape un type qui passe à côté, je lui demande mais il est trop occupé à hurler ses slogans comme à l’armée,

La foule reprend en chœur des bouts de phrases des bouts de cris

des rancœurs recuites mises bout à bout sans rien qui rime

à grand-chose, c’est le Grand Soir, il est même pas dix heures,

Ça commence à caillasser, y a des ninjas qui balancent des bouteilles enflammées et Robocop en face qui débite du crâne de prolo sans fatiguer

J’voulais juste voir le Louvre, suis un touriste, laissez passer,

J’vais être en retard pour la visite guidée des Antiquités grecques

et égyptiennes, pour les Impressionnistes c’est râpé, mon voyage touristique part en fumée

Y a des jeunes y a des vieux, c’est les plus excités

Y en a qui s’marrent y en a qui pleurent une oreille arrachée,

Vomissent dans le caniveau leur colère esquintée

J’avise une blonde plutôt gironde

J’m’approche pour lui parler

Elle a un air terrible de Liberté guidant le Peuple

J’lui propose un resto, une balade, un tour en bateau mouche

Je veux plus la quitter

Cette meuf c’est pas croyable l’effet qu’elle me fait

Elle me jette un regard, je m’accroche à sa manche,

« Casse-toi, pauv’ mec ! Tu vois pas que j’ suis occupée

A botter le cul du Grand Capital jusqu'à ce qu’il crie grâce »

J’lui crie « Grâce ! », ça pourrait être son nom,

Elle me voit déjà plus, la foule m’a arraché la femme de ma vie, j’en pleurerais

Je suis seul dans la foule des croquants énervés

Ils ont choppé deux flics et les passent à tabac

C’est bien fait pour leur gueule, z’avaient qu’à pas rigoler

quand j’ leur ai demandé « Pour le Louvre, je change où, s’il vous plaît ? »

J’vois plus la meuf, je pique une pancarte et j’me mets à chanter

Je me laisse emporter par la révolte qui déferle

A Nation, peut-être, je la retrouverai

jeudi 23 février 2023

Les Signes (Le jour où je suis mort)

 

                                                            

 

Il vient un jour, dans la vie d’un homme, où il se retrouve face à sa mort. Rien, parfois, ne l’annonçait. Elle est là. Elle te regarde, calme et patiente : ton heure est venue.

C’est hier que j’ai vu le premier signe. Mais, sur le moment, je n’y ai discerné aucun avertissement. Toute la matinée, j’ai organisé mon emploi du temps en fonction de mon rendez-vous de l’après-midi. Jusqu'à ce que je m’aperçoive, subitement, que nous étions la veille. Le compte n’y était pas, il me manquait un jour, je me croyais vendredi, nous n’étions que jeudi. J’avais tout mon temps. Un jour de plus, en fait. Comme un sursis qui m’était accordé ;

Cet après-midi, je suis allé à mon rendez-vous. En m’ouvrant la porte, la dame a eu l’air surprise : « Mais … c’est vendredi prochain qu’on se voit ! »

Ainsi, le grand dérèglement du temps a commencé. Les dates s’entrechoquent, les jours se confondent.

Pour me calmer, j’ai voulu allumer ma pipe. Mais son tuyau était bouché, et le cure-pipe, nulle part ; je l’ai cherché partout, en vain. L’Univers a entrepris de se dissoudre.

Ensuite, je suis allé voir l’océan. Sur la route, je me suis arrêté quelques minutes au funérarium, où l’on vient d’amener un cousin.

Je me reposais sur la plage, bercé par le grondement sourd des vagues. Soudain, une silhouette noire s’est dressée au-dessus de moi. Un homme vêtu d’un ciré sombre à capuche, tenant dans sa main un long appareil de détection de métaux.

Je me suis redressé. « Vous êtes vivant ? », m’a-t-il demandé. « J’étais venu m’assurer que tout allait bien. Au cas où vous auriez fait un malaise. » La silhouette noire s’est éloignée dans les embruns, a disparu.

Il y a eu, au retour, le distributeur de billets : vide.

Alors disparurent toutes les choses de la Terre, et la Terre fut vide, comme avant le premier jour.

Un peu plus tard, un skateur inattentif s’est jeté sous les roues de ma voiture. Je l’ai évité, il est parti en glissant sur moi des yeux indifférents.

Et le Monde commence à disparaître à ton regard, et tu disparais aux yeux du Monde.

Enfin, c’est moi qui ai eu la fève, à la galette. Une minuscule figurine de chouette : c’est bien moi qui suis choisi. C’est mon jour.

Il ne me reste que quelques heures à vivre, à traverser le monde.

Ça ne m’effraie pas. Je ne sais pas quel visage aura la Mort. A quel moment, à quel endroit elle apparaîtra. Le regard calme et patient. Elle me fera signe. Il ne me restera qu’à la suivre.