vendredi 17 février 2023

Les complaisances philosophiques

 

Ce serait un bon thème … pour un café-philo ! Peut-il exister de « bons cafés-philo » ? Et quels en seraient les caractéristiques, les conditions ?

Je crois que le problème tient à la notion même de « philosophie », à l’ambiguïté de notre relation à la réflexion … Pourquoi (et pour quoi ?) essayons-nous de construire une réflexion, et quel est l’intérêt de partager nos idées ? Est-ce même possible ? L’ « échange » d’idées (ou leur confrontation) ne tourne-t-il pas inévitablement à un affrontement, au choc de la différence des croyances et des valeurs ?

Il me semble utile de distinguer deux pratiques, deux fonctions de la « philosophie » : nous pensons d’abord pour résoudre des problèmes. Pour agir, modifier une situation qui nous dérange : nous essayons de comprendre les causes du problème, ses mécanismes, puis de formuler des hypothèses quant aux solutions à mettre en œuvre. Qu’il s’agisse de problèmes sociétaux : comment réduire les violences sociales, les précarités, les souffrances ? Ou comportementaux, relationnels (l’amour, l’amitié, la solitude, le couple, la famille, etc.)

La réflexion n’est ici qu’un moyen de parvenir à un but : l’amélioration de la situation jugée problématique, et on peut juger de sa valeur par son efficacité. Dans cette perspective utilitaire, on voit l’intérêt, les conditions et les limites d’un échange d’idées : il n’est possible et n’a de sens qu’entre personnes qui sont d’accord ; ce qui semble paradoxal, voire contradictoire : on ne pourrait discuter qu’à condition d’être d’accord ? C’est ce que semble confirmer l’expérience banale des « dialogues de sourds » pénibles et stériles, où on se jette en vain des arguments à la tête. Mais, si on est d’accord, à quoi bon discuter ?

Il faut seulement préciser : d’accord sur quoi ? Sur le but à atteindre : et ce sont les moyens jugés les plus efficaces, l’analyse des causes et des mécanismes du problème qui restent à discuter.

Prenons un exemple pratique : des amis ont décidé ensemble (même but) de faire un voyage. Ça a du sens, dès lors, qu’ils comparent leurs hypothèses sur le meilleur itinéraire, fassent l’effort de comprendre les critères et les motivations des autres. Des gens qui discutent « en général », lors de repas de famille ou entre copains, ou dans un café-philo, à propos de questions de société ou politiques (faut-il reculer l’âge de la retraite ?...), ou de notions générales (qu’est-ce que l’amour ? L’intelligence, la solitude, etc), se mettent, eux, dans la situation de réfléchir aux choix d’un voyage qu’ils n’ont pas le projet de faire ensemble ! Ils peuvent dire tout et n’importe quoi, le débat s’éterniser et tourner en rond : il n’y a plus l’échéance du passage à l’action pour cadrer, ancrer dans le réel la réflexion, qui a toutes les chances de devenir filandreuse, vague et conflictuelle. Puisqu’on n’est pas là pour s’entendre.

Ainsi, des adversaires politiques n’ont aucun intérêt à « discuter », l’idée même n’a pas de sens : leurs buts sont opposés, quel échange serait possible ? Entre ceux pour qui la domination de certains sur d’autres est légitime, souhaitable (aristoï : les « meilleurs », les plus riches, plus « intelligents », l’ « élite », etc), et ceux qui la récusent, aucun réel dialogue n’est possible, il ne pourrait s’agir que d’un simulacre dilatoire. Alors que, à l’intérieur de chaque camp, la discussion est utile, nécessaire, bien que difficile : pour les uns, comment conserver le pouvoir, par quelles répressions, avec quelles concessions (et on retrouve les nuances de la bourgeoisie : droite dure – « décomplexée » -, « sociale », sociale-démocrate, etc.). Pour les autres, comment arracher le pouvoir aux parasites qui le monopolisent, avec quel degré de violence ?

A noter que le fantasme d’ennemis qui réussiraient néanmoins à débattre est un mythe cher et utile aux dominants : qui ont tout intérêt à essayer de faire croire à leur « bonne volonté » (leur ouverture, leur « sens du dialogue »), pour reculer, voire désamorcer l’échéance de la confrontation. Par la mise en scène de pseudo-consultations (stratégie chère à Macron), on tente d’accréditer la fable d’une entente possible entre « gens civilisés ». C’est tout le mensonge de la « Démocratie » ! Comme le peuple serait partie prenante des décisions, celles-ci deviendraient de facto légitimes, donc incontestables, notamment par « la rue ». Grossier tour de passe-passe sémantique (peu de monde reste dupe de ce que valent les « Représentants »), de moins en moins efficace pour maintenir la « paix sociale ». L’antagonisme des intérêts (entre ceux qui possèdent et ceux qui sont exploités) rend inévitable, mécanique la guerre : jamais déclarée, voire déniée par ceux qui la mènent en permanence, en arrachant aux autres leurs forces, leur temps, leur vie (repensons à ces scènes éclairantes du film Ten Years a slave de Steve McQueen : une aristocrate élégante assiste sans y voir de problème aux violences perpétrées par son mari esclavagiste … Elle n’adhère pas aux thèses esclavagistes : elle ne se pose pas la question. Elle laisse faire : l’esclave puni va être dévoré vivant par des chiens, ça ne l’émeut pas. C’est dans l’ordre des choses, le monde dont elle profite, tel qu’il lui semble naturel.)

Il est donc vain, nécessairement voué à l’échec, à la frustration et à l’amertume de « discuter » entre personnes qui n’ont pas de but en commun. Sauf dans deux cas. Le premier, c’est la toujours possible négociation, la recherche d’un compromis acceptable : cela suppose que le camp prédateur ait une réelle motivation à mettre un terme au conflit. L’histoire montre qu’il ne le fait jamais avant d’avoir subi des pertes substantielles. Pour qu’on « s’assoit autour d’une table », il faut d’abord que les canons aient parlé. Nous sommes des animaux belliqueux : Raminagrobis (dans la Fable de La Fontaine) prétendra toujours le contraire. C’est pour mieux dévorer les naïfs.

Le second, plus rare, est le cas d’une authentique et exceptionnelle curiosité de la pensée de l’autre : la plupart du temps, nous ne l’avons pas. C’est ce qui fait qu’on s’engueule et s’interrompt, dans les cafés-philo, repas de famille et « débats » en tous genres : l’avis de l’autre, on s’en fout, il nous indispose, même, s’il s’oppose au nôtre. Et pourquoi pas ? Les bons sentiments à la mode voudraient mettre du consensus partout : nous sommes différents, parfois incompatibles, voire ennemis par nos intérêts, pourquoi devrions-nous faire semblant de nous adorer, et d’être, en permanence, « dans le dialogue » ! Nous tenons à nos convictions, à nos croyances les plus folkloriques, pour nous Paroles d’Evangile, nos illusions ont la force d’évidences : c’est nous qui en serons les premières victimes, lorsque le réel s’obstinera à ne pas corroborer les fantasmes que nous lui substituions.

C’est ce qui explique que, non par « vertu » ou grandeur d’âme, mais par égoïsme bien compris, certains aient cette curiosité, cet intérêt pour la pensée d’autrui, surtout quand elle diffère : parce que, si tu vois les choses différemment de moi, et si c’est moi qui me trompe, envisager ton point de vue me donne une (maigre) chance de ne pas tomber dans l’erreur. Reprenons l’exemple des amis en voyage. « Ce serait mieux si nous passons par là », affirme l’un. « Pas du tout ! », rétorque l’autre. « Il faut évidemment passer par ici ! ». Il est possible que les deux aient (leurs) raison. Des envies différentes, qui les motivent à des choix différents. Mais peut-être aussi l’un des deux se trompe-t-il. Seule l’action réelle entreprise ensuite le dira, peut-être. Dans ce cas très particulier, l’échange d’idées peut être bénéfique. S’il se fait sur le mode : qu’est-ce qui peut bien t’amener à voir les choses de cette façon ? J’ai envie de comprendre : peut-être déciderai-je ensuite, librement, de changer ma manière de voir. Dans un tel échange pacifique, complice (qu’on ne peut, donc, pas avoir avec un ennemi, une personne aux intérêts divergents, incompatibles), pas d’affrontement, pas de violence verbale : pas de « danger ». Aucun des protagonistes ne cherche à « avoir raison » (terme de guerre marine ! On « arraisonne » le navire ennemi …), à convaincre : on expose, benoîtement, on essaie soi-même de percevoir ses propres faux pas.

Des conditions bien rares, qu’il y a peu de chances de réunir dans un café-philo : regroupement aléatoire d’individus aux origines diverses, donc aux intérêts, parcours, formations, bagages différents, divergents, antagoniques.

N’entre plus alors en jeu qu’une deuxième fonction de la philosophie. Celle qu’elle remplit le plus souvent : un divertissement, une distraction, aux deux sens de ces termes. Comme l’activité sportive, le jeu de société, le cinéma, la lecture, la chasse, l’infinie liste des loisirs, la philosophie n’est plus dans ces conditions qu’un moyen de se procurer du plaisir (celui, toujours vif chez les humains, de « batailler », d’entrer en compétition, de se voir et montrer « supérieur », plus habile rhétoriquement ou logiquement, mieux maître de ses dossiers ; ou la jubilation d’agencer des concepts, comme il y a le plaisir d’utiliser ses jambes pour courir). Elle est donc ici dispensée de la moindre obligation de résultats : peu importe qu’on y travestisse la réalité, il ne s’agit que d’offrir le spectacle d’une joute. C’est ce qui se passe quand s’affrontent deux Philosophes patentés, dûment estampillés et certifiés par l’Académie, munis de tous leurs titres et diplômes : tout le monde se fout de la justesse de leurs propos. On est là pour le match de boxe. S’enthousiasmer de la virtuosité des coups. Pour peu que les deux combattants soient les Champions de camps adverses (au sens antique : les guerriers qui se battaient chacun pour son camp), il s’y règle des comptes symboliques. Accessoirement, le vainqueur y gagnera quelques avantages matériels ou affectifs : promotion universitaire, progression des ventes, accroissement de la notoriété …

La philosophie, la « Culture » en général, est chargée de fournir à la société un « discours » : une mise en ordre de notre expérience du monde, obscure et chaotique. Nous voulons « du sens », une explication, des réponses : pas, le plus souvent, pour agir, pour modifier le réel. Mais pour ne plus souffrir de l’angoisse de ne pas savoir. Nous voulons « comprendre » : avoir le sentiment, l’illusion de maîtriser, dominer ce qui nous domine, le réduire à l’état d’une maquette, d’une représentation enfermée dans un discours. Peu importe l’explication, la réponse. Chacun prend ce qui est compatible avec ses croyances préalables, dont en général il répugne à se défaire. Ce qui explique le grand succès des complotismes. Il s’agit de di-vertir : susciter de l’émotion tout en détournant de ce qui faisait angoisse. Dieu et les extra-terrestres suffisent à « expliquer » bien des choses.

Et puis, les philosophes, comme les autres artistes, saltimbanques, sont là pour légitimer ceux qui les font vivre : le Roi et les Puissants, quand c’est la Cour qui régale, le public des classes « cultivées » pour qu’elles achètent. Il faut amuser : intriguer, épater, impressionner, émouvoir. Il faut flatter : fournir le « narratif », le story telling, les éléments de langage qui « expliquent », justifient, légitiment la détention du pouvoir, l’accaparement des ressources, l’oppression des inférieurs. Il faut bien que Virgile invente à l’Empereur Auguste une origine mythologique, le prestige de la Cité de Troie, en publiant L’Enéide. Les Nobles du Moyen-Age se préféraient des ancêtres germaniques (des Conquérants !), la IIIe République leur a substitué une identité gauloise : il nous faut des clercs pour nous inventer le roman national que nous avons envie d’entendre. L’exploitation par le travail passe mieux, si on le fait procéder de la sanction divine (incontestable, donc) du Péché Originel. Ou, les modes narratives changent, goût pour la « rationalité » oblige, s’il répond à la Nécessité économique (donc « scientifique ») de la production (encore mieux : de la Croissance), et des « équilibres budgétaires ». C’est pas eux, c’est pas la faute de ceux qui décident, toutes les saloperies qu’ils décident, guerres, réformes, oppressions, c’est pour une Raison supérieure, transcendante, qui les oblige et les absout.

Il faut à notre confort, des saltimbanques qui atténuent de quelques joies les peines que nous endurons : qu’ils rendent notre sort plus supportable, et nous arrachent le « consentement » aux injonctions du Pouvoir. Et des conteurs de fables qui rappellent régulièrement aux persécuteurs comme ils sont généreux et sages quand ils sacrifient des populations à leurs intérêts.

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