Ses yeux jaunes tournés vers moi,
très doux, et cruels. Ses yeux contemplent le monde, et je vois à travers eux.
La dévoration. Course nerveuse à
travers les hautes herbes. Arrivé aux abords d’une petite ville. Les humains
vont et viennent, occupés à leurs actes sans joie. Ils marchent sans voir le
monde, se croisent sans percevoir leurs odeurs. Ils ne me voient pas. Aveugles
aux promesses de la lumière, indifférents à eux-mêmes, encombrés de leur
sentiment d’importance. Inconscients de la menace qui les observe.
Je bondis hors des fourrés, mords
dans la chair grasse et écoeurante d’un notable. Je tranche sa jugulaire d’un
coup de dent définitif, je secoue la carcasse ridicule, je traîne le pantin
désarticulé à l’abri des cris et des regards. Je suis la Mort salvatrice, je
viens faire mon œuvre de libération, le geste d’art pur de gommer un peu de la
laideur qui empuantit le monde.
Je reprends ma chasse à l’homme,
au singe nu et ridicule. Les abords d’une maison. Une petite fille s’amuse sur
une balançoire. Son frère vient la rejoindre, et se met en ricanant à essayer
de la faire tomber. La fillette crie de peur, ce qui redouble la joie du gamin.
Je bondis, éclair fauve, et emporte le tyran minuscule, qui hurle maintenant
son repentir opportuniste. Il voudrait continuer sa petite vie de tortionnaire
lâche : je lui broie les os du visage, et la paix du silence redescend sur
le monde. La petite fille a repris son balancement.
Par la fenêtre de la cuisine,
j’aperçois sa mère, une femme prisonnière des Devoirs qu’elle s’imagine
accomplir, fière des services qu’elle croit rendre aux siens, qu’elle étouffe
sous une sollicitude moite. Elle s’active à ses fourneaux. Elle croit n’avoir rien
d’autre à faire, toute sa nécessité
tient dans ses gestes concentrés. Je me faufile derrière elle, inquiète du
feulement qu’elle a perçu, elle se retourne, et je m’abats sur elle, je lacère
son dos, elle hurle de la souffrance qui réveille sa vie, je lui broie la
gorge, elle disparaît dans le néant.
Je suis la Vérité qui marche, et vient
réveiller les désordres du monde.
Je trottine vers le bâtiment
voisin. Une petite assemblée y chante des cantiques. Factices chants de paix,
leurs voix chevrotantes louent aux cieux leurs peurs et leurs désirs cachés.
L’officiant, tout chamarré de
mensonge, le premier, m’aperçoit. Il lève les bras au ciel :
« Protège-nous de la Bête ! »
« Et de la
tentation ! », répond en chœur le troupeau des fidèles.
« Seigneur, prends pitié,
chasse de ton Temple l’animal sorti de son buisson. Ne le laisse pas accomplir
sur tes enfants sa vengeance sauvage !
- Amen ! »
Puis, c’est un concert de
hurlements, parce qu'ils m’ont vu, ils voient mon corps libre et superbe
s’avancer vers eux, tel le Jugement implacable du Désir.
Une femme toute affublée de voiles
noirs tombe à genoux devant ma puissance, elle joint les mains, triture un
pauvre chapelet, « Pitié ! Seigneur, si j’ai péché, épargne-moi Ta
colère, reçois ma contrition et fais qu’il me soit donné de vivre ! »
Je mets fin d’un coup de patte à ses
couinements, son sang libéré coule joyeusement sur le dallage.
Chacun essaie de se mettre à
l’abri, les uns tendent vers moi des mains fragiles que fauchent mes coups de
griffes, d’autres se tapissent entre les bancs de prière, je n’en épargne
aucun. Bientôt l’église est rendue à son pieux silence. Je garde en dernier le
prêtre bredouillant, il fuit dehors dans la rue claire en appelant à l’aide, je
m’abats sur ses épaules comme le poids de ses fautes, et mets fin à son
existence inutile.
Je suis la Vengeance et la
Colère, je viens délivrer la Terre de l’engeance qui la recouvre et l’accable,
pour les siècles des siècles. Craignez la fureur des vies que vous n’avez pas
su vivre.
Mais la ruse des hommes a réuni
une milice de chasseurs, je les entends qui s’assemblent et crient pour se
donner du courage, ils brandissent des armes et croient effacer avec elles la
terreur qui les soulève. Un coup de feu claque, une balle siffle à ras de mon
pelage, ils croient se débarrasser de leurs hontes par le massacre, la seule
réponse qu’ils connaissent à leurs peurs. Détruire ce qu’on ne peut dominer.
Eradiquer ce qu’on ne comprend pas. Pantins ! Croyez-vous possible de
réduire au silence la vie qui pulse au creux du monde ? La recouvrir de la
croûte immobile et purulente de vos constructions blasphématoires, des
matériaux inertes que vous croyez capables d’étouffer la vie qui s’agite ?
D’enfermer vos rêves dans la camisole éteinte de vos écrans aveugles ?
J’aime le fouet de la chasse qui
commence ! Je redeviens l’animal chassé, l’homme tente de rétablir son
pauvre règne, mais il l’ignore : son règne a cessé.
Je me fonds entre les murs, je
rôde comme les souvenirs qui les hantent. Assassin accompli, je me glisse sur
leurs arrières, et je bondis comme un éclair de joie, déchiquète les chairs
vaniteuses, disperse leurs armes pitoyables. Et je regagne l’abri de la nuit,
et fonds de nouveau sur eux, réduis en charpie leur arrogance.
Leur nombre croît. Ils
s’imaginent triompher par l’accumulation des assaillants qu’ils lancent à mes
trousses. Je vais être submergée par le nombre.
Alors, je me dresse à l’autre
bout du village : je suis la force impérieuse de l’Eléphant, qui barrit
son cri de guerre. Je piétine les masures et leurs corps frêles, que je
projette au loin de ma trompe.
Et je suis l’aigle dans le ciel.
Je fonds sur leurs visages et transperce leurs prunelles aveugles.
Je suis le lion et le puma, et de
partout mes mâchoires répandent le carnage.
Bientôt on n’entend plus un
bruit, la terre recouvre son harmonie, les insectes et les plantes viennent
finir d’effacer le vilain rêve de l’homme.
Mes yeux jaunes tournés vers la
lune, très doux et très cruels, se referment sur l’éternité de la nuit calme.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Ami visiteur, je lirai avec intérêt vos commentaires ...