Faut-il obéir aux
lois ?
(Interdiction de
tourner à gauche)
Qu’est-ce qui se joue, est en
jeu, dans notre rapport à la loi ?
Qui fasse que certains prennent
des risques pour s’y soustraire, entrent, parfois avec passion, en rébellion,
quand d’autres s’y soumettent sans en éprouver de gêne, et ne conçoivent même
pas qu’on puisse ne pas respecter une loi (La loi), quelle qu’elle soit :
parce que c’est la loi.
Ceux qui s’opposent, le font-ils
à certaines lois en particulier, tout en reconnaissant le bien-fondé des
autres, ou au principe même de la loi : existe-t-il des caractéristiques
communes à la très grande variété des lois ?
Et qu’est-ce que cela change, que
l’on reconnaisse ou non l’ « autorité de la loi », quelles
implications pour nos relations, notre vie quotidienne ?
Il me semble utile d’ancrer ces
questionnements dans notre expérience quotidienne, la plus prosaïque, « la
vie de tous les jours », autant que dans une démarche comparative de lieux
et d’époques, à travers quelques exemples. A hauteur d’homme.
Interdiction de tourner à
gauche
Est apparu, il y a quelques mois,
sur une petite route de mon secteur, un panneau d’interdiction de tourner à
gauche. Jusque-là, on s’arrêtait au stop, bonne visibilité à droite, ainsi qu’à
gauche, à 180°, puis on s’engageait sur la petite route transversale. D’autant
plus tranquillement que, la plupart du temps, il n’arrive aucun véhicule ni de
droite ni de gauche, ce sont des voies peu fréquentées la plus grande partie de
la journée.
Depuis l’installation du panneau,
on ne peut plus que tourner à droite, quand bien même notre destination est à
gauche : on touche ici l’essence du problème que pose la loi : elle
contrarie notre désir. Il nous faut désormais faire un détour d’un kilomètre
environ, jusqu’à un rond-point qui nous « permet » de revenir dans le
sens désiré.
Ce cas de figure concentre
beaucoup des mécanismes liés à la loi. L’institution d’un avant et d’un
après : jusqu’à l’installation du panneau, décidée par une invisible
Puissance publique (la DDE, probablement), on faisait comme on voulait,
et, à priori, on prenait au plus court. Désormais, si on veut respecter
l’interdiction (c’est tout le problème : le veut-on ? Et
pourquoi ? Et pourquoi non ?), on doit aller contre l’évidence :
même en l’absence de tout véhicule venant de droite comme de gauche, dans ce
coin désert, on est censé (c’est une autre caractéristique de la
loi : on est censé, y compris quand cela ne nous semble pas sensé), pour
éviter un danger purement théorique, sinon imaginaire, on doit partir dans la
direction opposée à celle qu’on vise.
Jouissances et rejet de la
soumission
Le « problème » est
bien mince, et vaut surtout pour sa dimension symbolique, en ce qu’il révèle
les enjeux structurels de la confrontation aux lois, qui motivent
l’exaspération et les résistances de certains : se forcer à un acte que
l’on juge illogique (tourner à droite pour aller à gauche), seulement parce que
quelqu’un a décidé que c’était préférable, nécessaire. Obtempérer, c’est
se soumettre à la volonté d’un autre, sans nécessité apparente : sans
constater de gain, ni pour nous ni pour personne (puisque, dans cet exemple,
nous sommes le seul véhicule présent à ce carrefour kafkaïen). On ne peut pas
échapper au questionnement sur les raisons d’agir : soit, comme
certains (une minorité), je m’exécute « parce que c’est la
loi », j’abdique ma volonté de jugement, puisque j’agis « sans raison »
(autre que la foi aveugle en la « sagesse de la loi »), dans une
sorte de suspension de jugement : je m’en remets à une autorité que je
reconnais comme « supérieure » : habilitée à savoir mieux que
moi (comme je le fais dans des domaines qui échappent à mon expertise,
comme la médecine). Mon acte est alors presque magique, religieux au sens
étymologique du terme : je me soumets, je remets mon sort comme entre des
mains supérieures. Et on peut concevoir quelle tranquillité d’esprit apporte
cette confiance en « l’ordre public » : je n’ai plus qu’à suivre
cette manière de catéchisme, si chacun de mes actes se calque sur une
injonction, inutile de me plonger dans les affres de la délibération pour
chaque situation, d’affronter le risque de me tromper. Celui qui croit se
décharge du fardeau d’avoir à penser. Il n’est pas indifférent que le mot
« Islam » signifie « soumission » (à Dieu). La question de
la loi, les bénéfices de l’obéissance, se trouvent aussi (et d’abord :
Moïse « ramenant les Tables de la Loi ») dans le domaine des
croyances : rationnel et irrationnel s’y opposent. L’abandon total,
inconditionnel, à « la loi », à la parole du Maître, c’est la volupté
de l’adepte de la secte : il y gagne d’être débarrassé du fardeau des décisions
à prendre.
On le retrouve dans les
Armées : le Règlement, la hiérarchie stricte des grades, l’obéissance
absolue due aux supérieurs dispensent de tout effort de jugement (et, surtout,
l’interdisent). Tout y est décidé d’avance, et immuable : la tenue, la
façon de s’adresser à un autre, en fonction de son rang, et jusqu’à la façon de
marcher, « au pas », de « saluer », bouger son corps selon
un protocole chorégraphié, qui peut prendre dans certains pays l’allure d’une
pantomime fascinante où l’humain se mue en automate. C’est bien de cela qu’il
s’agit : atteindre la permanence, la continuité automatiques de
« l’ordre », en vidant les comportements humains des incertitudes de
leur imprévisibilité, de leur individualité (c’est bien le sens que prend le
mot « loi » dans le domaine de la science : des processus
constatés universellement entre des objets interchangeables : planètes,
atomes, molécules, etc.) Dans un but, le plus souvent, d’
« efficacité ». On imagine le chaos, la cacophonie si, sur un terrain
d’affrontement, chaque soldat pouvait et avait à décider quelle cible viser.
C’est la crainte, qui ne manque pas de fondements, des légalistes : que la
diversité des jugements des individus, de leurs capacités, intérêts,
compétences ne provoquent des désordres fâcheux. Des accidents. L’
« ordre » est là pour nous préserver de ce qui est
« accidentel ».
Ceux qui placent la loi en
Souverain Bien, qui ne se reconnaissent pas le droit, ni à personne d’autre,
d’en mettre en doute le bien-fondé, sont dans une sorte d’état de parentalité
idéale : c’est l’enfant (« infans » : celui qui ne parle
pas. Qui n’a donc pas son mot à dire. Et qui, ce faisant, consent) abandonné à
la toute puissance de la parole parentale, réputée infaillible (comme celle du
Pape), omnisciente, omnipotente. Et totalement bienveillante : Dieu ne
veut que le salut de l’homme (même si, parfois, ses voies sont impénétrables).
Les désordres de la Loi
C’est ce point dont viennent à
douter ceux qui considèrent « la loi », les lois, avec, au moins,
circonspection, si ce n’est méfiance, voire hostilité : au cas par cas. On
pourrait formuler l’hypothèse que, si la loi n’est pas, peut-être, bonne en
soi, elle peut l’être parfois : qu’il faut donc en juger, examiner les
circonstances, évaluer. Mais qu’il est donc possible d’en discuter : qu’il
n’est pas déjà en soi monstrueux, fautif, illégitime de mettre en doute ses
fondements, son opportunité.
Les disciples du Bouddhisme
tibétain sont censés se plier à toutes les directives de leur Lama, y compris
les plus insolites, voire saugrenues, puisque seul le « Maître » est
à même de savoir ce qui est susceptible de les faire progresser sur le
« chemin de l’éveil ». Jusqu’à subir, comme dans les institutions
catholiques, abus sexuels, travail forcé, extorsions financières (scandales
révélés notamment dans Bouddhisme, la loi du silence, d’Élodie Emery et
Wandrille Lanos, 2023, ou, dès 2016 par Marion Dapsance, Les dévots du
bouddhisme)
Le cas du Bouddhisme est
intéressant en ce que cette forme de spiritualité jouit le plus souvent en
Occident d’un préjugé favorable, la mise en scène souriante du Dalaï-Lama
faisant de ce saint prescripteur de lois peut-être l’une des dernières figures
à qui « on donnerait le Bon Dieu sans confession » ... De quoi se
demander littéralement (et enfin) à quel saint se vouer.
Il n’y a de loi qui ne soit
édictée par quelqu’un. Une personne, ou un groupe, dont je peux
légitimement interroger les motivations, les compétences, la pertinence dans ce
cas particulier.
On touche à la nature
contradictoire de la loi : elle est censée « me protéger » (ou
protéger certains groupes, ce qui ne revient pas forcément au même), être faite
pour mon bien, et cependant elle me contraint : elle m’impose des
efforts et me prive de plaisirs, réputés néfastes (mais selon quels critères,
quelle échelle de valeurs ?) C’est bien le moins qu’un esprit avisé
entreprenne d’évaluer si le gain vaut le coût (et le coup) de ces pertes. Qu’il
ne se contente pas de « croire sur parole » quelque Autorité que ce
soit, fût-elle sanctifiée ou parée des plus brillantes vertus. Instruit par
tous ces précédents de « lois » édictées dans l’intérêt exclusif de
leurs auteurs. Et ne croyant plus les yeux fermés aux appels pressants
« au sacrifice » : ce serait, sinon pour son bien propre et
immédiat, mais, au choix selon l’époque et l’idéologie, pour le bien public,
ou ad Majorem Dei Gloriam, ou pour le
Parti, les générations figures, etc.
Il y a ceux qui croient
innocemment (et en retirent le bénéfice décrit précédemment : cette
tranquillité paisible de celui qui croit en une bonté universelle et marche à
tous les sacrifices l’âme sereine), et ceux qui ont appris à se méfier, à qui
on ne la fait plus ou qui n’ont plus envie qu’on la leur fasse.
On veut bien admettre qu’une loi
(et ses manifestations : une obligation ou une interdiction) n’est pas
faite que dans le seul but « d’emmerder les gens », même si cet
effet ne compte pas pour rien dans la jubilation, la jouissance que certains
retirent de rappeler à la loi : satisfaction narcissique du sentiment
« d’avoir raison » (puisque du côté de ce qui a été énoncé comme
s’imposant à tous), plaisir de pouvoir à peu de frais contraindre l’autre, le
plier (le ployer) à notre convenance. Avoir barre sur lui, le dominer.
Peut-être, de façon plus enfouie, « être (pour une fois) du côté de la
volonté du père » ... Ceux qui défendent le bien-fondé d’une loi, comme
ceux qui s’y opposent, seraient bien inspirés d’y regarder à deux fois avant de
dénier toute légitimité et pertinence à leurs contradicteurs. Certains
imaginent tellement peu de raisons de contester un règlement (il leur semble
tellement impossible qu’on diffère d’eux !) qu’ils n’en envisagent pas
d’autre que « l’esprit de contradiction » : une force mécanique,
enfantine (et aberrante, évidemment) s’emparant de la pauvre psyché de leur
contradicteur.
La loi serait faite pour protéger,
et même, en démocratie, elle protégerait les plus faibles. Un mal pour un bien.
La perte d’un plaisir immédiat, mais au profit d’un bien-être plus grand,
ultérieur. Voire ... Ça se tente : mais ça se démontre, d’abord, ça
s’évalue. Et nous n’utilisons pas tous les mêmes poids ni mesures.
Ce qu’on gagne / ce qu’on perd
(les fonctions de la loi)
Revenons à notre interdiction de
tourner à gauche, et examinons les options.
L’enjeu est faible. Il est
d’autant plus significatif. Je peux obéir, me soumettre : tourner à
droite, aller jusqu’au rond-point, et revenir à mon point de départ pour
retrouver ma destination initiale. Je n’aurai pas perdu grand-chose, pas plus
d’une minute ou deux. Le problème n’est pas là. J’y gagne l’économie
d’une réflexion qui peut sembler oiseuse, et une tranquillité d’esprit à ne pas
défier l’autorité (ainsi que le plaisir, pour les légalistes, d’ « avoir
fait mon devoir ») : la peur des sanctions constitue la principale
motivation de l’obéissance. En tournant à gauche, je
« risque » : l’accident, d’abord, prétendent les partisans de ce
panneau (il y en a), une collision avec un véhicule venant de la droite ou de
la gauche que je n’aurais pas vu venir. Même si l’autre solution proposée, un
itinéraire traversant un tunnel étroit et débouchant sur la même route un peu
plus loin, nous expose à une intersection où la visibilité me paraît bien
moindre. Et, en cas de contrôle, si des gendarmes étaient
« planqués » quelque part, à l’affût derrière leurs jumelles, je
risque l’amende. Une perte d’argent, mais une somme pas bien terrible.
La plupart des automobilistes que
je suis ou précède à cet endroit choisissent de tourner à gauche. Y compris,
une fois, un fourgon de gendarmes. Gyrophare éteint, pas spécialement
pressé : parce que « c’est plus logique », que c’est le plus
simple. Qu’on fait cette manœuvre à des quantités d’autres endroits, avec des
« risques » similaires sinon plus élevés : et qu’on ne voit pas
pourquoi on se soumettrait, cette fois-ci, à un arbitraire. A une décision qui
nous paraît dénuée de toute raison : peut-être à tort, peut-être les
décisionnaires ont-ils connaissance de paramètres qu’ignore le simple usager.
Mais rien ne le prouve : cette décision n’a pas été accompagnée, voire
précédée d’une information de ceux qu’elle contraint, elle s’abat, tombée d’en
haut, et elle s’impose. Elle présente toutes les caractéristiques de
l’arbitraire, d’un abus de pouvoir, même si elle émane d’une autorité elle-même
encadrée par la loi.
Légalité ne vaut pas légitimité.
L’histoire montre que tous les pouvoirs, toutes les époques, toutes les
idéologies ont utilisé la loi pour couvrir et rendre possibles leurs abus.
La loi est perçue et pensée comme
un rempart aux désirs dévorants, aux appétits de possession et de domination
qui pousse les uns contre les autres. « Que serait un monde sans
lois ? », déplorent sans réellement poser le problème ceux qui
défendent âprement la loi, leurs lois. La question n’est pas celle,
vainement utopique, d’imaginer un monde sans lois, dans un futur aussi
hypothétique qu’improbable. Mais de penser quelles conduites décider face à la
loi, et quelles conséquences en découleront.
Les lois se révèlent impuissantes
à brider les appétits les plus violents : tout au plus en limitent-elles
certains excès, à proportion du rapport de forces entre dominants et dominés
qui en en fixe, provisoirement, le curseur. Résultat d’un perpétuel marchandage
entre « partenaires sociaux », ou représentants partisans des
diverses idéologie. Comme les doctrines religieuses et morales, dont elles
procèdent, elles se bornent à justifier à posteriori les
intérêts et les croyances de ceux qui
les promeuvent, en usant de cette stratégie coutumière qui consiste à promettre
qu’on ne fera pas ce qu’on a en fait bien l’intention d’accomplir. C’est
« au nom de la loi » (de celles qu’ils ont opportunément façonnées)
que les Poutine envahissent l’Ukraine (il faut bien lutter contre le
« Nazisme » !), comme la France l’Algérie au XIXe siècle (il
faut bien « apporter la Civilisation »). « La raison du plus fort
est toujours la meilleure. » C’est par un mécanisme semblable qu’on
définit « la propriété » puis qu’on réprime ceux qui, moins favorisés
par les règles du jeu social, y
attentent. Ou qu’on déclare « déviants » les contestataires, les
dissidents, bons pour la « rééducation », homosexuels en Occident jusqu’en 1981, femmes qui refusent de porter le voile en
Iran : à chaque société les normalités qu’elle s’invente, pour mieux
réprimer. « Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les
esclaves », annonce Montesquieu, avant d’énumérer les
« raisons », toutes plus loufoques et déraisonnables les unes que les
autres, d’utiliser une main-d’œuvre gratuite. « Selon que vous serez
puissants ou misérables, les jugements de Cour vous rendront blancs ou noirs »
... La fable officielle dans un « Etat de droit », c’est que la loi
est la même pour tous. Pourtant, un justiciable qui en a les moyens préfèrera
engager un « ténor du
Barreau » plutôt qu’un avocat commis d’office.
Est-ce parce que la loi nous l’interdit que nous ne nous précipitons pas
pour trucider notre voisin, quelque vacarme qu’il produise avec sa
tondeuse ? Ou que nous ne volons pas à l’étalage ? Est-ce la loi qui
nous dissuade de causer du tort à autrui, ou l’absence du besoin et le dégoût
de nuire ? Lorsque ces deux conditions ne sont pas réunies, la loi n’offre
qu’un rempart fragile contre les nuisances. Tout au plus la peur dissuasive des
sanctions qui pourraient s’ensuivre. « Mais c’est légal ! »,
proteste le conseiller financier virtuose de l’ « optimisation fiscale » :
il y a vol et vol. C’est toute l’habileté de ceux qui rédigent et
instituent les lois à fausser légalement
le principe de la participation de tous aux dépenses de la société, à
proportion de leurs revenus, principe pourtant garant de la paix sociale et du
consentement à l’impôt. La loi est bien souvent ce prétexte dont les mieux
pourvus cherchent à tirer avantage.
La relativité des lois
Il faut pourtant bien des règles, des codes, des repères pour départager
ce qui est permis de ce qui ne doit pas l’être ... Convenir de quel côté de la
route on conduit, à moins du chaos.
Je renâcle à la loi pour autant
qu’elle attente à ceux de mes désirs que je juge, en toute conscience,
légitimes, sous réserve qu’on me fasse comprendre en quoi ils nuisent gravement
à autrui. Etant entendu que la satisfaction de mes désirs ne sauraient primer
sur celle des autres, mais que ce principe est réciproque. Je peux les brimer
moi-même, mais à l’expresse condition que cette contention soit partagée. Je ne
veux pas être l’âne de la fable de La Fontaine, Les Animaux malades de la
peste, condamné pour un « crime » véniel en comparaison de ceux
des puissants.
L’invocation de la loi n’est trop
souvent que la forme « civilisée » (recourant à une violence
détournée, déguisée) de la contrainte par la force. La plupart des gens ne
doutent pas un instant de l’évidence de ce qu’ils considèrent comme
inacceptable, odieux, et, partant, à prohiber. Ils aimeraient légiférer sur
tout, dans tous les domaines : du code vestimentaire aux substances
ingérées, des horaires à la hauteur des haies, du contenu des loisirs à la
nature des relations amoureuses ou sexuelles. Chacun, convaincu « qu’il a
raison », se croit en droit d’imposer sa vision, ses lubies, à son
entourage, au mépris de la variété manifeste et contradictoire de ce qui est
jugé licite, selon le pays, l’époque, le milieu. Les règles de la
« décence » ne paraissent pas à certains relever de leur pure
fantaisie, fût-elle étayée par l’usage et la tradition. Tel s’insurge contre
l’imposition du voile aux femmes dans les pays musulmans intégristes, en voit
clairement l’arbitraire absurde, qui sera intraitable sur les parties du corps
qu’ « il convient » de cacher (« Dissimulez ce sein que je ne
saurais voir », intime le Tartufe concupiscent de Molière). « Tenue
correcte exigée ». Un torse nu, même masculin, semble à certains plus
inadmissibles que des cuisses : insondable étrangeté des certitudes ...
Que quelqu’un estime de se couvrir telle partie du corps, ou de s’abstenir de
certaines boissons ou nourritures, spécialement à des périodes de l’année pour
lui particulières, c’est son choix, aussi fantaisiste semble-t-il. Qu’il
veuille à toute force soumettre tous les autres à son caprice, c’est ce qui ne
peut se faire sans susciter des résistances.
Il est étrange que les partisans
d’une loi, et de la loi en général, n’aient pas présentes à l’esprit toutes les
raisons d’en concevoir au moins le caractère discutable (donc la possibilité
d’accepter plusieurs avis, manières de faire), comme l’illustrer l’observation
bien ancienne de Montaigne, reprise ensuite par Pascal, «Vérité en deçà des
Pyrénées, erreur au-delà ». Les lois diffèrent, et se contredisent, d’un
pays à l’autre : variété qui légitime au moins qu’on puisse s’interroger
sur la pertinence d’une loi. Qui en contredisent le caractère
« universel ». Variable dans l’espace, la loi l’est aussi dans le
temps : l’homosexualité, l’avortement, le divorce, la contraception
et tant d’autres « crimes » de
la première moitié du XXe siècle n’en sont plus.
Argumenter en faveur de
contraintes qui nous paraissent raisonnables, ce n’est pas mettre en scène ses croyances,
ses caprices, sous l’habillage d’un discours à prétention logique. « La
Science a démontré que » vient opportunément remplacer « Dieu a
ordonné que ». La Statistique, cartomancie relookée aux exigences
« modernes », est convoquée pour emporter les décisions
« protectrices » : le tabac tue, l’alcool « est
responsable » d’une proportion vertigineuse d’accidents de la route, quand
ce n’est pas « la drogue », puissance maléfique par excellence, la
vitesse aussi, bien sûr (roulons immobiles, c’est la seule solution
définitive). Alors, interdisons : c’est la nouvelle forme de l’exorcisme,
pas de chapelle qui n’ait sa liste de comportements à prohiber. L’avantage,
outre la volupté de vilipender, c’est que ça ne coûte pas cher : moins que
d’agir sérieusement, matériellement, sur ces autres causes qu’on préfère
ignorer : moins cher que d’équiper les petites routes de campagne de
bandes réfléchissantes, par exemple. Et tout cela semble frappé au coin du bon
sens : il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu’on maîtrise
moins bien son véhicule en état d’ivresse. Mais à partir de quel taux
d’alcoolémie devient-on un « danger public » ? Sur ce point
aussi, les lois ont beaucoup varié. Dès la première molécule d’alcool,
affirment certains Etats, comme la Grande-Bretagne, quand d’autres, comme la
France, affirment que le risque ne commence qu’à partir de 0,8 g. En 1970.
Erreur : dès 0,5 g, « sait-on » aujourd’hui !
Et quid des autres
facteurs ? L’état de santé du conducteur, son âge ... Justement, on y
vient : bientôt les vieux perdront leur liberté de déplacement, puisque
rien évidemment ne sera mis en place pour leur conserver cette liberté, comme
des transports en commun ou des taxis réellement opérationnels, fréquents,
adaptés aux itinéraires individuels. Restreindre, sanctionner, priver des
personnes de ce qui les tient en vie, ça se fait vite, au nom de l’hygiène et
du bien commun, et ça rassure. A défaut de protéger, la loi rassure. On n’est
pas loin du film Minority Report, dans lequel une « police
prédictive » arrête les meurtriers avant qu’ils soient passés à l’acte, ce
qui est évidemment l’idéal. Eliminer tous les risques. Sauf ceux qui irriguent
l’économie, les profits : les pesticides, les composants alimentaires
cancérigènes, voire certains médicaments suspects, on n’y touche pas. Double
discours, surprotecteur dans un cas, cyniquement pragmatique dans l’autre. On
ne touche pas non plus aux autres causes de pathologies et d’accidents :
stress professionnel, métiers exigeant toujours plus de productivité, de
vitesse, de déplacements. Deux poids, deux mesures. Quand il ne s’agit que de
plaisir, on ne prend aucun risque, même si la cause incriminée ne constitue
qu’un des paramètres possibles, n’intervient que dans l’augmentation
statitisque des probabilités, et encore, pas chez tous les individus, mais la
loi ne peut pas faire de détail, tous ramenés au statut de particules
interchangeables. Donc on limite, les panneaux au bord des routes lancent une
chorégraphie vertigineuse : limitation à 50, puis à 30 cent mètres plus
loin, plus loin, c’est 70, 80 ... On ne sait plus, mais le radar veille pour
nous, « Big Brother is watching you », attention, vous êtes filmés,
vos moindres gestes (reconnaissance faciale !) sont passés au peigne fin.
Il s’agit de nous protéger, aucun citoyen respectable (et respectueux) ne peut
être contre ça.
C’est de bonne guerre. C’est
intérêts contre intérêts. On choisit (à notre place) les risques qu’on ne doit
pas courir. Plutôt trois mois de plus dans un Ehpad, lors du confinement, que
le bonheur (à risque !) de serrer contre soi ses petits-enfants. Nos sociétés
ont été régies par les religieux, et leurs délires, puis par les militaires, et
leurs conquêtes, elles le sont maintenant par les gestionnaires. De leur
patrimoine et des dividendes des actionnaires.
L’essentiel est que les foules
demeurent dans la Servitude Volontaire, décrite par La Boétie, dès 1574. Cette
étonnante faculté des opprimés à accepter et soutenir leur oppression. Non sans
quelques tours de passe-passe : la Volonté de Dieu fut longtemps
l’artifice pour régner sur les consciences. Secondée par l’Amour de la Patrie,
et son sacrifice pour elle. Aujourd’hui, la Volonté du Peuple (mystérieuse
entité, souvent invoquée, rarement entendue) est l’onction du monarque.
« Démocratie » remplace tous les argumentaires. Un Président, soutenu
par moins de 24% (des inscrits votant !), mais élu grâce au report de voix
d’une partie de ses opposants, peut faire passer en force une réforme contestée
par 80% de la population, selon les enquêtes d’opinion. Puis la maintenir
malgré les soulèvements, faire donner la troupe, occasionnant mains mutilées et
yeux crevés. Et brandir le Saint Chrême : « Démocratie ! »
Les manifestants de Sainte-Soline (un mort, de nombreux blessés) ont finalement
obtenu gain de cause devant la justice : les méga-bassines qu’ils contestaient
étaient effectivement illégales. La loi est de leur côté. Mais les Forces de
l’ordre avaient celui de les disperser, par tous les moyens.
Le Canard Enchaîné, Le Monde
Diplomatique, Médiapart, et tant d’autres titres de cette presse
« libre », sont pleins de ces exemples de dénis du droit, de
brigandages perpétrés par ceux qui ont en charge la gestion de l’Etat, rarement
condamnés, ministre de l’Intérieur poursuivi dans plusieurs dossiers graves,
mais décédé avant que le char, très lent, de la justice, ne le rattrape, ou du
Budget pris la main dans le sac off shore, Président manœuvrier, seulement
contraints au port d’un bracelet ... Selon que vous serez puissants ...
Les Fables de la loi
La loi est un mythe : un
discours collectif, martelé en chaire, plus ou moins cru, mais ce n’est pas ce
qui compte : l’important, c’est de prétendre qu’on y croit, d’en persuader
les autres, et peut-être soi-même, sinon la société n’est que l’affrontement brut
des pulsions et des intérêts. Cette réalité triviale des mécanismes
inter-personnels, chaque société s’est attachée à la nier, à la travestir, à en
recouvrir la violence sous des discours justificatifs : le grand combat
entre le Bien et le Mal, l’inéluctabilité des cycles du Karma, le lent
processus de la Lutte des classes, etc. Le récit nécessaire pour donner un peu
de sens à tout ce chaos, un peu d’ « humanité » à celle jungle, un
peu d’espoir à ceux qui risqueraient de désespérer.
En Occident, la Geste en vigueur,
décalquée des aspirations charitables du Christianisme (et pas si éloignées de
celles des Lendemains qui chantent), décline le programme enchanté décrit par
la devise de la République Française. Elle consiste à prendre nos désirs pour
la réalité : à faire comme si nous vivions effectivement comme nous
nous proclamons à longueurs de discours, d’émissions de télé et radio. Citoyens
égaux en droit, soucieux du bien-être de tous, et dévoués à y contribuer ;
partisans et promoteurs de toutes les solidarités, engagés dans les luttes
contre les violences et les inégalités (la doctrine officielle doit bien
concéder qu’il en subsiste, malgré tout, malgré nous), enclins au partage (même
la SNCF le proclame : « Le progrès ne vaut que s’il est
partagé » !), les plus fortunés aiment à le répéter, notre taux de
redistribution est le plus élevé de la planète, et de l’histoire de l’humanité,
pourraient-ils ajouter, car c’est le cas. Nous évoluons, comme dans un monde
parallèle, halluciné, ruisselant de slogans édifiants, bienveillants et bien
pensants, comme dans une URSS d’antan bercée par sa propagande, comme dans une
dystopie cinématographique où on comprend bien comment les individus y sont
manipulés, bernés, formatés, à coups d’annonces répétitives et d’injonctions
fallacieuses. Nous rêvons que nous rêvons, et nous ne souhaitons pas nous
réveiller. Il n’y a pas une entreprise faisant commerce d’aliments trafiqués
qui ne vante les bienfaits du sport et des « Cinq fruits et
légumes », pas un vendeur de jeux d’argent qui ne rappelle que « Les
jeux d’argent peuvent constituer une addiction », d’ailleurs, c’est la
loi. Qui oblige le pourvoyeur de produits nocifs à avertir de cette nocivité.
Pas à s’abstenir de le faire : juste à dire. La loi, c’est du
texte. Du déclaratif. La loi stipule : comment les choses devraient être.
Et permet de constater les manquements ; et de sévir, éventuellement, à
posteriori.
Cette fiction commune, à laquelle
presque tout le monde croit mais dont à peu près personne n’est dupe, joue un
rôle essentiel : celui des prolégomènes. Du pré-texte. Etant admis ce
monde harmonieux rempli de bonnes volontés, où chacun, il ne faut surtout pas
en douter, fait de son mieux, il est juste d’en respecter les règles. Que
chacun reste à sa place, et s’en tienne à son rôle. Que les dirigeants
dirigent, que les travailleurs travaillent, les consommateurs consomment, et
les justiciables respectent la justice : cela va de soi. Quiconque
conteste le modèle est réputé fauteur de troubles. Etant entendu que, dans ce
monde bienheureux où la Liberté guide le Peuple, les débats sont autorisés, les
oppositions représentées. A condition qu’ils se limitent à discuter des
modalités, à négocier des quantièmes. A s’arranger sur les détails.
Le fond, lui, n’est pas négociable.
Il est gravé dans le marbre, inscrit dans la Constitution : la Loi par
excellence. Il est entendu, sinon admis, que les possédants possèdent. Il se
trouve que ce sont les mêmes que les dirigeants : le monde est bien fait,
les circuits de décision seront raccourcis d’autant. Les rémunérations
horaires, secteur par secteur, sont fixées, et les revenus qui en
découlent : avocats, ingénieurs, traders / femmes de ménage, éboueurs,
livreurs de pizzas. Le cadre est planté, rien de bien nouveau depuis Babylone,
ce n’est pas la même vie pour tout le monde : et c’est cet ordre-là que
« la loi » est chargée de maintenir.
Les violences et la criminalité
procèdent essentiellement de ces disparités : des frustrations et haines
qu’elles engendrent, et des tentatives pour y remédier. On vole rarement par
plaisir. On assassine moins souvent quand on est heureux.
Tout est bon à prendre, dans
cette foire d’empoigne. La loi n’est qu’un paramètre parmi d’autres de
faisabilité, de difficulté à surmonter. Tant que la sortie de zone, le coup pas
franc, la tricherie n’ont pas été aperçus par l’arbitre (et même : il est
des arbitres aisés à corrompre. La violation des lois fait partie du jeu),
échappent au contrôle, je suis gagnant. J’ai intérêt à jouer, je risquerais sinon
d’être l’un des seuls à ne pas le faire, bien que peu en conviendraient (cacher
qu’on triche est le principe même de la tricherie), dont ceux qui ne se
l’avouent pas à eux-mêmes. Appellent ça autrement. Opportunité, habileté, juste
reconnaissance du mérite.
La solidarité, le partage, sont
de tous les slogans, revendiqués par tous, mais chacun comprend qu’il doit
tirer son épingle du jeu. Pourquoi, par exemple, faire au fisc des déclarations
sincères et exhaustives ? Alors que l’usage qui sera fait de l’impôt échappe
à mon accord : dilapidé en frais de représentation somptuaires, cérémonies
officielles, commémorations de tous acabits, réceptions princières de toutes
sortes de gibiers de potence au pouvoir dans leur pays ; englouti dans des
dépenses militaires dont les bénéficiaires m’assurent qu’elles sont
indispensables à ma survie ; gaspillé en fêtes et Evénéments
« nationaux » auxquels je ne souhaiterai pas participer ;
évaporé en d’innombrables gabegies, mauvais choix de gestion, dont les gazettes
et la Cour des Comptes se font l’écho impuissant. Que pèse la dérisoire
extorsion à laquelle je me livre, comparée aux dividendes des trafics et de la
prévarication ?
Chacun s’arrange avec la loi. En
prend et en laisse. S’abstient généralement de le dire, et parfois d’en
être conscient. Compose avec ses intérêts, considère comme juste qu’ils soient
servis, et imposées à tous ses convictions, ses croyances. Vilipende la loi
qu’il exècre et voudrait voir sanctifiée celle qui lui convient.
Sans foi ni loi
La loi est ce conte rassurant que
nous voulons interposer entre nous et le chaos du monde : le discours de
l’Ordre, contre les réalités du chaos. Nous sommes d’abord des créatures du
rêve (des « êtres de langage »).
On ne peut
« respecter » la loi, puisqu’elle n’est que simulacre, artifice,
expédient stratégique.
Il est souvent moins coûteux de
s’y soumettre, quand la coercition est puissante : il serait inconscient
d’en méconnaître la brutalité. On peut s’y soumettre comme à une force
supérieure, comme on courbe l’échine face à une agression par plus puissant que
nous. Les Héros de fiction, dont l’essence même est de défier la loi, de braver
l’autorité quand elle est arbitraire, d’entrer en guerre contre la tyrannie et
finalement de la renverser, valent comme figures rhétoriques et théoriques de
la résistance des esprits : plier n’est pas se soumettre. Se soumettre
n’est pas abdiquer sa raison, sa conscience de l’illégitimité du tyran. Qu’on
accepte de subir, provisoirement. Jusqu’à temps que les rapports de force
s’inversent. La servitude peut ne pas être volontaire, mais sue, temporairement
endurée, et grignotée, chaque fois que possible. On peut, un peu, limer ses
chaînes.
Le fascisme, c’est quand
quelqu'un veut m’imposer sa volonté. Me donne un ordre. Me stipule un interdit.
Quelque droit qu’il s’invente et
s’imagine à pouvoir le faire. Tout ce qui me contraint, et qui ne me paraît pas
légitime, attente à ma liberté, à mon autonomie de personne pensante. M’aliène, m’infériorise,
m’infantilise.
Nul ne peut se prévaloir de la
loi.
Que peut-il attendre de moi, dès
lors, si ce n’est mon hostilité, ma résistance ? En faisant de moi un
sujet à sa botte, il me fait son ennemi. A chacun ce choix, ce calcul, puisque
chacun de nous est potentiellement tyran ou victime de l’autre, peut-être
successivement les deux. A chacun de savoir et décider s’il veut mettre l’autre
sous sa loi.
Tout ce qui me contraint, et qui
ne me paraît pas légitime, attente à ma liberté, à mon autonomie de
personne pensante. M’aliène,
m’infériorise, m’infantilise.
Cet état de fait, cet état de
guerre, où la loi n’est que l’habillage de la domination,n’est pas le propre
des seules sociétés « capitalistes », on les retrouve sous des formes
variées, plus ou moins virulentes, dans toute société : comme constitutifs
des mécanismes du vivant, fondés sur la concurrence et la compétition, la
défense de ses intérêts au détriment de ceux des autres, la jouissance de la
possession.
Alors qu’il serait possible de
seulement proposer (et non d’imposer) à l’autre ce qui nous paraît utile
et nécessaire, préférable. Comme nous le faisons d’ailleurs entre amis. Entre
gens qui s’apprécient et s’estiment. Exposer notre préférence, l’expliquer,
faire valoir notre position sans suggérer qu’il n’y en a pas d’autre possible,
pensable. Essayer de convenir avec l’autre de ce qui sera fait. Entendre ses
objections, ses désaccords, chercher quels compromis pourraient concilier les
divergences. Savoir que, sans le compromis, l’arrangement partiellement
satisfaisant pour les deux parties, il n’y a que la guerre, le rapport de
forces. Et revoir, amender la convention chaque fois que le besoin s’en fait
sentir, que l’expérience en révèle les imperfections.
Cette civilité construite et
désirée, en élaboration permanente, ne se conçoit qu’entre des personnes mues
par le désir d’en finir avec l’entre-prédation, le combat et la dévoration
réciproques. Il est plus difficile de l’instaurer face à qui ne vise que sa
satisfaction, ne sert que ses intérêts, ne croit qu’à ses certitudes.
Avec ceux-là, les lois sont un
pis-aller. Une ébauche, une amorce de convention. Un début d’atténuation de la
guerre de tous contre tous. Qui affaiblit, un peu, le chaos. Qui ne le supprime
pas.