Consignes de l'atelier de Jérôme Daquin : invention d'un écrivain, préface de présentation de l'auteur, quatrième de couverture et extrait :
Ernesto Taguerr, est-ce que ce nom vous dit quelque chose ? Il est probable que non … Et pourtant, cet écrivain discret, peu connu du grand public, rarement voire jamais invité sur les plateaux de télévision, occupe une place centrale dans la littérature contemporaine. Une place à part.
Borges le désignait comme « le plus inconnu des Argentins célèbres », Sartre évoquait, dans Qu’est-ce que la littérature ? (Gallimard, 1948) : « Taguerr, ou l’incertitude de l’être», Camus saluait en lui un « Frère d’armes » pour ses prises de position concernant l’Algérie (Combat, janv. 1947, article « Quels statuts pour une Algérie libre et moderne ? »), enfin Derrida lui attribuait la paternité du concept de « déconstruction » (Interview sur France-Culture, octobre 1985). Rarement un romancier somme toute obscur, au regard de la faible médiatisation de son œuvre (le tirage de son dernier roman, en 2012, a péniblement atteint 7000 exemplaires !), aura exercé une telle influence sur la pensée contemporaine …
Qu’est-ce qui explique, sinon justifie, une telle « dichotomie paradoxale » (Milan Kundera, L’Immortalité, Gallimard, 1990) ?
Gérard Genette propose cette explication, dans Métalepse (Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 2004) :
« Un écrivain naît essentiellement de la rencontre, hypothétique et aléatoire, entre un matériau diégétique qui émane d’on ne sait jamais exactement, malgré les propositions de la Psychanalyse, quelles obscurités de ses profondeurs intimes, et les désirs, multiples et contraires, du Peuple des lecteurs. Il y faut ces deux forces, comme la lave magmatique se solidifie au contact de l’océan dans lequel elle se retrouve projetée. Sans la formation, progressive et souterraine, de la matière textuelle, rien ne peut advenir, évidemment. Encore qu’il m’ait été donné d’observer des formes de « pré-écritures », la conception d’œuvres en quelque sorte en devenir, et comme suspendues à ce stade embryonnaire. Mais ce texte, conçu, émis, dûment imprimé et édité, distribué, vendu, acheté, n’existe pas, pas encore, tant qu’un processus de dévoration de la part du public ne s’en est pas emparé, ne s’est pas relancé de mains en mains des morceaux de la carcasse, ne s’en est pas disputé la critique. L’acte de lire, assurément, est l’opération qui incarne l’œuvre, lui permet de passer de l’état de pur esprit, forme inconsistance de projet, à objet réel, sensible et sensuel, réalité sociale.
C’est ce qui a manqué à Ernesto Taguerr. Ses livres, difficiles et ambitieux (je risquerais même l’épithète paradoxale : « rebutants ». Au sens positif, néanmoins : en ce qu’il est des contrées peu accessibles, dont le voyage nécessite une ascèse), ne flattent pas « le goût du public », c’est peu dire. Ils ne lui donnent pas à lire ce qu’il attend, ce dont il est en manque. Taguerr brutalise son lecteur, court où ça lui chante : non par sadisme, mais mû par une forme d’exigence. A son lecteur, Taguerr semble dire : « suis-moi si tu l’oses ; suis-moi si tu le peux. »
Ce n’est pas avec une telle philosophie qu’on remplit les bacs des libraires !
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Quatrième de couverture
L’île du dragon. Sous ce titre prometteur, presque accrocheur, se déroule une histoire aux étapes incertaines. Le narrateur-personnage ignore qui il est, ce qu’on attend de lui, et le lecteur serait bien en peine de l’aider. Le récit se donne (mais se donne-t-il ? Rien n’est moins sûr) comme une allégorie de la condition humaine, de ses incertitudes, de ses atermoiements. C’est à une quête spirituelle, sinon mystique, que nous sommes conviés, ou plus exactement dans laquelle nous embarquons comme des passagers clandestins, pas vraiment attendus, peu désirés, presque « inutiles », au fond.
Et pourtant, nous embarquons. Avec ce style pointilliste, méticuleux, et, à d’autres moments, désinvolte, qui fait sa patte, Ernesto Taguerr nous embarque : mais gageons que ce n’est pas pour Cythère, nous croisons plus souvent près de Charybde et de Scylla.
Une lecture qui « ne nous lâche pas », dont on ne revient pas indemnes … Si on en revient !
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J’ignore comment je me suis retrouvé sur cette île. Sa position géographique, et ce que je suis venu y faire. J’y suis, c’est tout ce que je peux affirmer. Et encore.
J’ignore à la vérité qui je suis moi-même. Les matelots qui m’entourent m’appellent « Capitaine », et je suppose qu’ils ont de bonnes raisons pour cela. Evidemment, je ne leur ai rien dit de mon « amnésie », si tant est que ce soit de ce mal que je souffre. Ils semblent attendre de leur supérieur des directives claires et nettes, je m’emploie à satisfaire leurs attentes : je devine que le bon déroulement de notre relation est à ce prix. Je feins donc d’attendre quelque « signal », quelque événement parfaitement défini mais connu de moi seul pour appareiller de nouveau.
J’attends, et la contemplation du paysage occupe mes journées. J’aperçois au fond de l’anse notre goélette au mouillage, je « sais » (étrange fragment du passé inexplicablement rescapé de l’oubli) son nom, La Virginie, bien que j’ignore tout des motivations et finalités de notre expédition. La nature est luxuriante, de type tropical, banians et fougères géantes tapissent les pentes de la colline où j’ai fait installer notre campement. Les hommes m’ont édifié une sorte de cabane rudimentaire, un peu à l’écart, et cela me convient. On aperçoit près du rivage les énormes varans qui, probablement, ont donné son nom à l’île. L’île du dragon. Bien que je soupçonne que ses entrailles recèlent un mystère plus terrible. L’île aussi semble attendre.
Cette atmosphère faussement récréative, l’oisiveté stérile qui en résulte, semblent peser sur le moral de l’équipage. Je sens bien qu’ils s’impatientent, qu’ils se doutent que quelque chose échappe à mon contrôle, et cela les inquiète. Un chef ne saurait faillir. Il doit en toutes circonstances connaître, et donner, le cap.
Hier, le quartier-maître Jenkins a conduit une sorte de délégation, respectueusement menaçante. De sa voix traînante et cauteleuse, il m’a fait part de leurs interrogations : « A c’t’heure, mon Capitaine, les hommes auraient voulu savoir, pour dire, combien de jours on va encore rester encalminés sur cette île … »
Je sentais leur impatience mauvaise, la peur du présent qui s’éternise, leur besoin de certitudes, comme un cercle de loups pas encore décidés à l’attaque. Il était clair que je ne devais rien laisser paraître de mes ignorances.
« Qu’est-ce qui vous arrive, Jenkins ? Douteriez-vous des compétences de votre capitaine ? Imaginez-vous que je vous laisse du bon temps à terre pour le simple plaisir de vous voir vous la couler douce ? Ou seriez-vous tenté, mon brave Jenkins, par les honneurs et les responsabilités du commandement ? »
Le ton badin de mon apostrophe, et les accents de menace tranquille qu’ils y devinaient, parurent les calmer. Provisoirement. Je leur distribuai des missions de reconnaissance et d’approvisionnement en gibier et en eau qui les maintiendraient occupés.
Je sens que je dois aller explorer la montagne plus haut. Même si je resterais volontiers là à contempler les beautés végétales de cette île. Je ne connais pas le but de ma quête, ni à quoi ressemble ce que je dois trouver, mais c’est un appel impérieux, autant que trouble, je dois m’enfoncer dans ces terres incertaines. Avant-hier soir, j’ai cru apercevoir la silhouette vague d’une femme, elle dansait, entourée de voiles diaphanes, et, sans me regarder, elle semblait me faire signe.