lundi 3 juillet 2023

Le bon et le bien

Questions soulevées par une interlocutrice : l'humain d'aujourd'hui est-il en cours de déshumanisation, comme d'aucuns le suggèrent ? Ne peut-on trouver, aussi, de bons côtés à l'humain d'aujourd'hui ?

Voltaire et Rousseau se sont déjà en leur temps fourvoyés sur ce sujet en trompe-l’œil, une variante : « l’homme est-il naturellement bon ou mauvais ? » … Chacun défendit une thèse adverse, raison de leur fâcherie définitive.

J’avais à l’époque, pour ma part, répondu en une phrase (et n’ai pas eu le prix) : Le tigre est-il naturellement bon ou mauvais ? ou la mante religieuse ?

Le tigre comme l’homme, comme la mante (ou la coccinelle) croque ce qui lui met l’eau à la bouche. L’homme y ajoute un subterfuge, qui paralyse ses proies et désarçonne ses concurrents : la « morale ».

Au 21e siècle comme au 30e « avant notre ère ». La « décivilisation » n’est qu’un gadget de plus pour éluder les questions utiles : sauf pour les organes et la taille des pouces, il n’y a pas d’« évolution ». On massacrait déjà très proprement au Moyen-Age, et nos Résistants ont su efficacement recycler les techniques apprises de leurs tortionnaires nazis, comme la gégène ou le supplice de la baignoire, sur leurs prisonniers algériens. En y ajoutant le jet de prisonniers du haut d’hélicoptères en vol : à la décharge des nazis, ils ne disposaient pas encore d’hélicoptères. Le préfet Papon, miraculé de la Collaboration, a sans faillir fait assassiner quelques dizaines de manifestants du FLN, dans la cour des commissariats parisiens, avec la bénédiction de De Gaulle. Qui irradiait sans états d’âme les habitants du désert et des atolls du Pacifique pour mener à bien ses perfectionnements nucléaires. Tout est bon pour assurer son profit, hier comme aujourd'hui. Les siècles précédents, succession ininterrompue de massacres et d’asservissements, n’ont rien à envier au 21e. Ni progrès ni régression, permanence dans la transformation des formes.

Les 30% qui se reconnaissent dans les joyeux projets du RN sans s’alarmer des souvenirs de Vichy ; les 30 autres qui s’accommodent du sort des pauvres dont ils tirent leur aisance ; et, dans les 30 restant, pas mal d’autres crapules, prêts à sacrifier ceux qui ne partagent pas leurs lubies, et d’autres, aussi, qui ne se mêlent pas de la mêlée, laissent faire, s’en tiennent à leurs hobbies – que faire d’autre ? Ils ne sont ni d’hier ni d’aujourd'hui, ils sont de toujours : le meilleur documentaire, je crois, sur l’espèce humaine, est certainement Game of Thrones.

Le « bon côté de l'humain d'aujourd'hui » ? C’est tout ça. Le « bon » est réversible, selon de quel côté de la caisse de supermarché (ou de la matraque) on se trouve : c’est l’art dont se repaissent les Puissants, une fois terminée leur journée de spéculation. Ce sont les petites fêtes entre amis, à l’abri des bombes qui tombent suffisamment loin, et des mines du tiers-monde où des malheureux perdent la vie à extraire les matériaux précieux au confort de vie des chanceux. Dans les villas soignées du monde riche : à l’exacte ressemblance avec celles du monde romain. Mêmes causes, mêmes effets.

Nous appelons « bien » ce qui nous apporte des bienfaits, plaisirs, confort, confortation de nos croyances, et « mal » ce qui nous fait mal : tels l’enfant qui se cogne à la chaise : « Méchante chaise ! ». Bien, le « courage » de celui qui se lève tôt pour cuire notre pain, me soldat qui risque sa vie pour « nous défendre » : mais mal, la furie nocturne de l’émeutier, ou le soldat qui risque sa vie pour faire mitrailler nos salles de spectacle. Il y a toujours eu les Saintes Croisades, et la fourberie de l’Infidèle. Le « bon côté de l’être humain »  c’est celui qui m’arrange, celui qui est de mon côté : qui me fournit les voitures, appareils, divertissements dont j’ai besoin : pourvu que j’aie l’habileté de ne pas apercevoir le mauvais côté du bon côté, la misère et les rancoeurs, les pollutions et dévastations engendrées par leur production. Les aristocrates de 1789 trouvaient fort bons les fastes et les raffinements de la Cour, goûtaient le génie de leurs musiciens, peintres, écrivains, sans trop se pencher sur le sort de la populace : ils dansaient au bord du volcan. Poutine défend la survie de la Russie « attaquée de toutes parts », Macron l’ordre républicain menacé par les gueux : chacun convaincu de son bon droit, comme les USA jadis s’autoproclamaient Défenseurs du Monde libre, entre deux napalnisation ou mise au pouvoir de dictateurs sud-américains. C’est affaire de point de vue : d’intérêts. La Morale marche toujours devant mes armées, nous sommes le droit et la justice.

L’homme n’est ni bon ni mauvais, il broute, il croque pour subsister : pas parce qu'il l’a décidé, mais parce qu'il est programmé pour vivre, comme la gentille lionne qui nourrit ses petits. Mais, puisqu’il veut penser, qu’au moins il soit lucide sur ses prédations : qu’il ne déguise pas ses bons plaisirs en vertus : Qui veut faire l’ange fait la bête. Nous avons un choix, dans la nécessité, donc une liberté : doser, limiter, « humaniser » notre prédation. Je peux choisir, chaque fois que j’en ai la possibilité, de ne pas tirer mon plaisir de la souffrance de l’autre : ne pas le charger du joug de mes volontés, ni lui vendre cher ce qui est de peu de prix, ou comme bon ce que je sais ne pas l’être. Ne tirer mon profit que du moindre détriment des autres : avec cette limite que je risque toujours de minimiser ce détriment : juge et partie. Je peux tenter de limiter mes plaisirs pour qu’ils soient compatibles avec le bien-être des autres. Pas pour me parer du titre d’ « homme bon » : qu’avons-nous besoin toujours de nous glorifier, de nous élever des autels ? La recherche de l’équité n’est qu’un égoïsme intelligent : au lieu d’édifier mon bien-être sur le mal-être des autres, faisant d’eux des ennemis, édifice toujours menacé, peu pérenne, plaisir altéré par la vigilance que je dois garder, et la disharmonie de celui qui sait au fond de lui qu’il traite les autres en objets, je l’établis sur l’équilibre de relations négociées, satisfaisantes pour toutes les parties. Je savoure le plaisir du plaisir fait à d’autres, et sème les germes possibles que l’autre à son tour cherche le plaisir de me faire plaisir : cercle « vertueux » mais sans Vertu, pas besoin d’alibi pompeux pour faire ce qui contribue à mon bien. Faire attention à l’autre non pour me targuer d’être un « homme bon », mais pour faire le bon. Restant méfiant de ce que nous sommes tentés de croire bon pour l’autre ce qui l’est surtout pour nous. C’est à lui de me le dire. Je ne crois pas à une bonté par nature. Je la crois possible comme résultat d’un travail constant et sans complaisance sur la conscience des choses.

mercredi 26 avril 2023

La démocratie relative (et menacée)

 

En Angleterre, 3 ans de prison pour le blocage d’un pont

Article de Reporterre 26/04/2023

https://reporterre.net/En-Angleterre-3-ans-de-prison-pour-le-blocage-d-un-pont?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=nl_quotidienne

 

Donne une idée de la relativité de « l’état démocratique » et de la liberté d’expression, de contestation dans les pays occidentaux : ce n’est pas la Russie ni la Chine, mais on a là un exemple de comment la « loi » peut être interprétée, instrumentalisée non seulement pour réprimer mais aussi, c’est le juge qui le dit, pour « dissuader les autres de vous copier » !


dimanche 26 mars 2023

Dictature, ou Démocratie ? (L’illégitimité des lois)

 

                                                               Dictature, ou Démocratie ?

                                                                   (L’illégitimité des lois)

 

La question n’a évidemment aucun sens. Elle ne sert qu’à persuader les plus ignorants de se soumettre et obéir.

Macron est-il aussi ignoble, despotique, que Poutine ? Evidemment non : et alors ? Cela a-t-il le moindre intérêt d’établir des records, de mettre en compétition les exactions des dirigeants de triste mémoire, de « classer » Xi Jinping, Erdogan, Hitler, Staline, Napoléon (etc !) du « plus » au « moins » abominable, dans une macabre comptabilité du nombre de morts et d’injustices ?

Le manifestant qui se fait défoncer le crâne par un CRS, arracher la main, crever l’œil sera-t-il rassuré de savoir que le policier agissait « démocratiquement » dans le cadre de ses fonctions parfaitement définies par la loi ? On peut en douter.

Entretenir ces questionnements stériles, rappeler l’évidence qu’il vaut mieux être un opposant en France qu’en Iran, et que dans la majorité des autres pays de la planète, répéter, comme le fait un chef maffieux sur les antennes complaisantes qu’ « obéir aux lois, c’est ce qui fait la Démocratie », ne sert qu’à essayer de dissuader les contestations, museler les critiques.

N’y croient que ceux qui sont assez ignorants pour méconnaître l’Histoire, ou dont les intérêts personnels les incitent à se satisfaire de cette fable.

Revendiquer, à chaque nouvelle privation de liberté, que « nous sommes en Démocratie », et que par conséquent les citoyens devraient aveuglément et mécaniquement obéir aux lois votées, ne sert qu’à produire le maximum de « consentement », c'est à dire de de soumission : c’est autant de recours à la force violente (la « Force de l’Ordre) d’économisé.

Tout gouvernant, quel que soit le nom dont il peinturlure son pouvoir, cherche à ce que sa volonté soit exécutée, ses contradicteurs mis hors d’état de lui nuire. Il ne tient ce pouvoir que du fait qu’il dispose, pour des raisons qui diffèrent selon les types de régime, des forces armées et policières. Et seulement tant qu’il en dispose.

Les « Démocraties » ont compris, et rendu possible, que la meilleure domination, la moins coûteuse, la plus durable, est celle qui recourt le moins possible à la violence armée. Tout Pouvoir qui s’empare des richesses et du contrôle d’une nation essaie d’abord d’instaurer une « servitude volontaire » : si celui qu’on contraint, asservit, exploite, est convaincu que son obéissance est légitime, juste, inévitable, incontestable, il aura moins tendance à se rebeller contre ses tortionnaires, et à se soustraire à leurs volontés.

Il faut que la « Loi » paraisse légitime : ne pas procéder du caprice et de l’intérêt du dominant, mais d’un « état naturel » ou d’une transcendance. Selon les époques : les dominants, riches, seraient « les meilleurs » (« aristocrates ») ; les plus capables de servir l’intérêt général ; auraient été voulus et choisis par une entité suprême, « Dieu » : on serait Roi « de droit divin », ou par l’application de la Charria. Lorsque tous ces subterfuges sont éventés, on invente « le Peuple », la « Chose publique » (« Res publica »), l’ « intérêt supérieur de l’Etat et de la Nation », dont les potentats ne sont, bien entendus que les zélés « serviteurs ». Cela n’abuse que les niais et les imbéciles, mais c’est déjà ça à ne pas avoir à contrôler. La croyance à une légitimité de la Loi, c'est à dire une raison acceptable de s’y soumettre et de ne même pas la contester, est entretenue à toutes les époques. Le Moyen-Age chrétien a ses ordalies et « Jugements de Dieu » : l’accusé (des « crimes » les plus délirants : inobservance de la loi religieuse, hérésies, « sorcellerie ») est confronté à une épreuve dont il ne peut réchapper (jeté dans une rivière dans un sac cousu, ou du haut d’une tour, ou affronté à un adversaire en armes, etc, l’imagination des tortionnaires est sans limites). S’il survit malgré tout, il prouve son innocence.

Ces pratiques paraissent aujourd'hui aberrantes. Mais pas celles auxquelles nous sommes habitués. On se demande comment des gens, à ces époques, « ont pu croire » à de telles âneries : mais de la même façon que certains croient aujourd'hui au bienfondé des lois actuelles auxquelles il leur semblerait insensé, scandaleux de se soustraire.

Presque jusqu'à la fin de l’Ancien Régime, au XVIIIe siècle, on a trouvé tout à fait normal de pratiquer la torture des suspects (et des témoins !) : la « question », « ordinaire » et « extraordinaire », des tribunaux royaux et ecclésiastiques. Le Chevalier de La Barre sera décapité pour « avoir passé à vingt-cinq pas d'une procession sans ôter son chapeau qu'il avait sur sa tête », sous Louis XV : le « blasphème », déjà, ce crime dont on sait ce qu’il fait encourir aujourd'hui aux auteurs de certaines caricatures, et dont des enquêtes récentes nous apprennent qu’il est reconnu comme condamnable par une proportion importante et croissante de la jeunesse en France.

De même qu’il paraîtra approprié et juste à l’Armée française de torturer, ou jeter des prisonniers ennemis vivants du haut d’hélicoptères en vol, lors de la Guerre d’Algérie. Que nul ne semble s’étonner, s’offusquer, s’indigner, que l’homosexualité soit considérée comme une maladie mentale et un délit, jusqu'au changement de la loi en 1982. Elle l’est toujours dans certains Etats américains, et, ailleurs, punissable de mort. La liste serait interminable des lois, abominables, abjectes, ou simplement idiotes et absurdes, qu’on a fini par abroger. Cette conscience du caractère relatif des lois ne date pas d’hier : pour Montaigne, puis Pascal, « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».

Encore faudrait-il tirer les conséquences de la variabilité extrême de ce qui paraît légitime dans ce qui est, dans un pays donné à une époque donnée, légal.

Après la IIe Guerre Mondiale, le « Démocrate » De Gaulle peut envoyer l’armée en Algérie, la laisser pratiquer torture (comme, avant lui, le Ministre de l’Intérieur, puis de la Justice … Mitterrand) et exécutions sommaires : ça ne choque pas grand-monde. C’est « la loi ». Aucun problème non plus de démocratie quand le même De Gaulle effectue des essais nucléaires, au Sahara puis en Polynésie, sans la moindre considération pour les retombées sur les populations locales. La presse d’investigation a régulièrement déterré les innombrables affaires ou des dirigeants ont fait tuer, ont envahi des territoires, soutenu des dictateurs sanguinaires, se sont enrichis … Au plus parfait mépris du « Droit », parfois, ou dans son cadre fluctuant, souvent. Démocratie, dictature ?

L’exercice du pouvoir, abusif ou pas, habillé d’une apparence législative ou pas, se fait toujours au profit et dans l’intérêt de ceux qui le détiennent, au détriment de ceux qui le subissent, et avec la complicité, le soutien actif ou l’assentiment complaisant de tous ceux qui en tirent bénéfice et avantage. Tout pouvoir, maffieux, « royal », « religieux », « républicain », « révolutionnaire », etc, doit et sait redistribuer une partie du butin à ses complices et affidés, s’il veut durer. Terres, rentes, prébendes, honneurs, distinctions … Les premiers « rois » de notre histoire ne sont que des voyous, des chefs de bande, utilement adornés de faste et de prestige, de « noblesse », par des clercs courtisans, qui se sont emparés de territoires par la violence, puis en ont pérennisé la possession, pour eux et leur descendance, par ces déclarations menaçantes qu’on appelle « lois ». Ils ont pu posséder des esclaves, prélever des « impôts » (méthode du racket), jouir de ce dont les autres étaient privés, satisfaire leurs caprices les plus tordus, jusqu'à ce que des révoltes les obligent à accepter d’autres « lois », moins avantageuses, plus restrictives, ou profitant à un autre groupe social venant de s’emparer à son tour des commandes. Autour du despote, il y a toujours l’entourage de ses affidés et féaux, en cercles concentriques, toute la hiérarchie de ceux qui profitent, à des degrés divers, du système mis en place, en échange de leurs aide, soutien, complicité, complaisance, indifférence. Degrés successifs d’acceptation d’un système de domination, répondant aux rémunérations qui les accompagnent. Les dominants achètent la complicité de ceux qui les aident dans leur prédation, ou au minimum s’abstiennent de s’y opposer : c’est ce pacte, résultant des rapports de forces entre les parties contractantes, qu’on appelle « la loi », dont les articles et énoncés fluctuent au gré des évolutions du rapport de forces. Un despote ne peut régner seul. Ce qui différencie les types de régimes, c’est le mode de désignation du chef de bande, et la proportion de la population associée au butin. Dans une « démocratie bourgeoise », et c’est sa force, tous ceux qui reçoivent une part « suffisante » des richesses (prélevées sur les pays et les catégories sociales les plus faibles) n’ont évidemment aucun intérêt (aucune « raison ») de s’opposer à ce système, d’en dénoncer les exactions et injustices, d’en critiquer le fonctionnement ni les lois.

Les meurtres d’Etat, les violences policières, les agressions militaires, les spoliations, privations de droits, de libertés ou de biens paraîtront « normaux », justes, légitimes (ou seront occultés par un déni de réalité) par les parties de la population, plus ou moins nombreuses, qui en retirent un bénéfice : dans l’Iran des mollahs comme dans la Russie de Poutine, la Chine « communiste », les Etats-Unis ou la France. Partout, on justifiera l’oppression (d’intensité et de périmètres très différents, en fonction des rapports de forces institués localement au cours de l’Histoire) par cette évidence : « c’est la loi ».

Avec plus ou moins de mauvaise foi, certains trouveront toujours des « raisons » pour défendre ce qui les arrange ; ou ce dont on les a convaincus (il n’y aura pas toujours fallu beaucoup d’efforts) de l’évidence, du caractère naturel, de la nécessité ou de la justice de telle loi, telle spoliation, telle violence. « Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres », se moquait déjà Montesquieu.

De la même façon, les femmes « doivent » évidemment porter un voile sur la tête : ou, sous nos latitudes, un tissu pour cacher leurs seins (arrestations de Femen pour « outrage aux bonnes mœurs », lors de leurs manifestations). Les colons juifs occuper de nouvelles terres palestiniennes. Les banques fixer les frais qui leur conviennent. Les gouvernements les taxes qui les arrangent (ou l’âge du départ à la retraite), ou les bénéfices que pourront engranger les alliés du Pouvoir, grandes sociétés Concessionnaires des autoroutes avec lesquelles on signe des accords providentiellement généreux, ou laboratoires pharmaceutiques justement destinataires de commandes d’Etat, etc. Les mal servis n’ont qu’à s’incliner devant la Loi promulguée par ceux qu’elle arrange : les « titres de propriété » établissent de façon définitive à qui sont les richesses, les pires rigueurs s’abattront, en « toute justice » sur ceux qui seraient tentés d’en revoir la distribution. Les potentats, les notables, les « élus » s’arrogent tout pouvoir de décider seuls de qui aura accès à l’eau (dossier des mégabassines), jusqu'à quelle vitesse j’ai le droit de rouler, dans quelle rue je dois ou pas porter un T-shirt … Grandes et petites obligations, interdictions, autorisations. Si ce sont eux qui nous l’imposent, c’est « légal ». Pourquoi ? Parce qu'ils ont été « élus » … (savoureuse ambiguïté du terme, tout autant religieux que républicain !) Par qui ? Selon quelles règles, décidées par quels bénéficiaires … ? Modes de scrutins, redécoupages électoraux, moyens financiers et collusions médiatiques, promesses électorales et mensonges, démagogie … Les techniques ne manquent pas, même en « démocratie », pour fausser la donne, accaparer les postes clefs, se répartir, au sein des mêmes familles et groupes sociaux, les leviers de pouvoir.

Certes, en « démocratie », le despote est désigné à l’issue d’un vote, et on en change. Xi Jinping aussi, est élu : par un collège électoral de plusieurs dizaines de millions de votants, le Parti Communiste. Angela Merkel est restée au pouvoir pendant 16 ans … En 2016, Trump est « élu » avec trois millions de voix de moins qu’Hillary Clinton, parce que « ce qui compte », c’est le nombre de Grands Electeurs … Plus important, tous ces candidats élus, dans nos « démocraties », appartiennent aux mêmes groupes socio-culturels : les « alternances », révolutions de Palais, concernent le clan qui l’emporte, pas la classe sociale. Plus important : un Macron, qui brandit sa « légitimité démocratique » pour « justifier » une réforme des retraites refusée par les ¾ de la population (démocratie ?), n’a attiré au premier tour de la Présidentielle que 27,8% des suffrages exprimés (même pas, donc, un tiers de ceux qui ont voulu participer à ce « choix » très limité : pas tout à fait aussi téléguidé, automatique que la réélection de Xi Jinping … Mais, en termes de reproduction de classe, et donc d’intérêts, on en est assez près). Il doit ensuite sa victoire au 2e à un grande proportion d’électeurs de gauche, dont il feint d’ailleurs de tenir compte dans son discours : mais de l’opinion desquels il ne tiendra aucun compte dans ses décisions suivantes. Une règle du jeu bien opportune, circonstancielle (décidée par le camp rédacteur de la Constitution de 1958 …), discutable, contestable, mais pas modifiable, en dehors de conditions quasi impossibles à réunir, donne le droit à un homme, dans cette conception très particulière de la « Démocratie », de décider une mesure contre l’immense majorité de ceux qu’il est censé représenter … Règle ubuesque, digne des espiègles « Démocraties Populaires » de naguère …

Ceux qui y gagnent peuvent faire semblant de croire à la « légitimité » de leur domination. La plupart des dominés ne sont pas dupes. Ne se soumettent que parce que, derrière la fable de « la loi », il y a la violence armée. Les « Forces de l’Ordre », de l’ordre du Pouvoir comme partout. Ou cessent de se soumettre, en recourant, eux aussi, à la violence : à la fin, c’est toujours là qu’on en arrive, les Jacqueries qui émaillent tout le Moyen-Age, finalement abouties en Révolutions. C’est toujours la violence qui décide.

 

vendredi 17 mars 2023

Qu'est-ce que la philosophie ? (et qu'est-ce que "nommer", "définir")

 

Se demander « ce qu’est la philosophie » me paraît être une question essentielle, philosophiquement.   

  Ne serait-ce déjà que parce qu'elle en pose d’autres en amont : qu’est-ce que « dire ce qu’est » quelque chose ? Nommer, définir, ça consiste à faire quoi, ça sert à quoi, ça engage quoi ? Et qui « décide » ? Qui a « autorité », donnée par qui, pour légitimer ou infirmer la définition, les limites de « la philosophie » ? Les « philosophes » ? Ce serait tourner en rond. Les dictionnaires ? Ils sont écrits par « quelqu'un », qui a partie liée au problème.

Peut-on admettre, à l’inverse, que « tout le monde » peut se faire sa définition de la philo, qu’elle est ce que chacun voudra ?

Il suffit de transposer la question dans d’autres domaines pour en saisir les enjeux et les mécanismes. Est-ce que chacun « a le droit » de décider « ce qu’est » un chien, un cheval ? Pour les éléments concrets, objets, êtres vivants, on voit bien qu’une « connaissance commune » préexiste à ma découverte d’un nom, et de la réalité qu’il désigne. J’apprends ce qu’est un éléphant, un baobab, et le problème ne se pose même pas de revendiquer une originalité de définition : le nom sert à désigner, à reconnaître, si on s’amuse à nommer « assiette » une « tasse », on ne s’y retrouve plus.

Notons quand même que les « spécialistes » ont ce genre de débats : des observations plus précises, efficaces, changent parfois un animal de catégorie.

Le problème apparaît dès qu’on touche aux catégories plus abstraites : aux traits de caractère, par exemple : qu’est-ce que « le courage » ? « La modestie » ? Personne n’aura l’idée saugrenue de définir le courage comme « le désir de se reposer » : nous établissons d’autres mots pour des traits de caractères qui nous semblent différents. Le courage n’est pas la paresse, ni la gentillesse, ni l’ennui. Les mots nous servent, pour le concret comme pour l’abstrait, à découper le réel, à différencier des éléments. Les désaccords surviennent par contre pour délimiter le « périmètre » d’un mot, et les valeurs que nous lui associons : les débats sur la définition ne sont pas neutres, ne relèvent pas du pur raisonnement mathématique, ils participent de nos engagements, font écho à nos intérêts. Pour certains et à certaines époques, le « courage » (qualité de « celui qui a du cœur … ») relève essentiellement de la chose militaire, de la confrontation violente à une adversité, le concept répond à celui de « peur », sentiment qui nous pousse à nous dérober au danger, ce que réprouvent les chefs de guerre, mais que certains associeront au contraire à la sagesse … Nommer, c’est séparer, et, très souvent, dire un « bien » et un « mal ».

Ce qu’illustrent clairement les empoignades contemporaines sur le « genre » et le « sexe » : dans les conceptions traditionnelles (le découpage du réel hérité des idéologies anciennes), « tout le monde sait bien » ce qu’est un homme et ce qu’est une femme, « ça va de soi », la différence est évidente, naturelle : la dénomination (et les définitions qui en résultent) ne ferait que suivre le fait réel.

La philosophie, ce serait quand ça ne va pas de soi. Quand, au moins, on s’interroge : sur les mots, leur pertinence, leurs implications, leurs arbitraires éventuels. Quand on doute de l’évidence, parce que notre expérience ne cadre pas avec ce qu’en disent les mots. Si une femme se définit par sa capacité à procréer, comment classifier les femmes stériles, ou ménopausées ?

On voit que le mot suit un désir d’usage : après tout, que m’importe qu’un humain soit « un homme » ou une « femme » ? Dans quelles circonstances cette différenciation devient-elle pertinente, nécessaire ? Dans le cas d’une relation sexuelle, d’un lien érotique, ou d’un projet de procréation. On pourrait objecter que l’appellation « homme » ou « femme » est avant tout descriptive, qu’elle sert et aide à représenter. Mais on peut nommer un humain de bien des façons, le désigner par bien des caractéristiques, la plupart étant absentes dans le choix que nous faisons : la liste est infinie. Au lieu de dire « la femme », je pourrais la désigner (définir ? Assigner à telle ou telle particularité ?) par la couleur de sa peau, sa taille, son volume, la couleur de ses cheveux, etc. Selon que j’emploierai « la Noire », « la grande », « la grosse », « la blonde », « la jolie », etc, je retiens une caractéristique que je juge significative, utile. Utile à quoi, à qui, et avec quels effets ? On comprend mieux aujourd'hui à quel point certaines dénominations peuvent être stigmatisantes, offensantes, chargées d’arrière-pensées et de partis pris qui peuvent échapper au locuteur lui-même, mais qui n’en révèlent pas moins sa relation à ce qu’il nomme. Les théories « wokes » en déduisent un peu vite que dire « la femme » (voire simplement « elle ») serait sexiste, « le Noir », raciste, « l’homosexuel » homophobe, voire « le gros « grossophobe ». « On n’ose plus rien dire ». La confusion, et l’excès, viennent de ce qu’on passe du questionnement (sur les mots que nous employons «sans y penser », et éventuellement sur leur caractère approprié) au procès, à la condamnation, à l’interdiction. On confond une fois de plus le mot et la chose : mettre en avant la « race » ou le sexe d’une personne peut dans certains cas procéder de conceptions racistes ou sexistes (y compris « à l’insu de son plein gré » : dans la mauvaise foi de ce qu’on préfère dénier), et dans d’autres répondre à une recherche d’efficacité : demander si « quelqu'un a vu un Noir, ou une femme, entrer » a plus de chances de recevoir une réponse documentée. Voire « un Arabe », y compris si la personne était en fait berbère : autre catégorisation polémique, qui interroge sur les critères que nous retenons. Les deux sont d’ailleurs compatibles : on peut être « efficace » dans sa désignation et blessant, quand le terme retenu désigne ce qui est considéré comme un handicap : « le bègue », « le nain ».

Nommer, c’est choisir, même sans, le plus souvent, en avoir conscience, ou se conformer à des choix faits par d’autres avant nous. Qu’est-ce que « l’art » ? La littérature ? La science ? La liberté ?

Le plus simple qu’on puisse en dire, c’est que ce sont … des mots. La question qui compte, c’est pourquoi on cherche à définir : c’est, souvent, pour opposer. Faire un tri. La question est rarement neutre, « innocente », dénuée d’intentions. C’est parce qu'on présuppose qu’il y a un « faux art » (une fausse littérature, une fausse science, comme un faux amour, ou un faux honneur), qu’on pourrait confondre avec les « vrais », ce qui aurait des conséquences fâcheuses. Quelles conséquences ? Comme on chercherait à distinguer des mûres de baies toxiques : pour ne pas s’empoisonner.

Si Marc Lévy (mais, pour certains, Ray Bradbury, Edmond Rostand, etc) n’est pas « de la littérature », il vaut mieux ne pas le conseiller aux lecteurs, ni le mettre aux programmes des études … Inversement, si « tout est littérature », on peut faire lire n’importe quoi. On voit l’enjeu du critère : seul l’art (« le vrai ») mérite d’être mis en valeur et subventionné. Si une théorie n’est pas « de la science », mais se présente comme telle, on sait les ravages qu’elle peut causer. Comme les « crimes d’honneur », où le mot « honneur » légitime qu’un frère ou un mari tue une femme volage, ce que nos mentalités modernes associent plutôt à « l’horreur ». Où s’arrête la « foi » et où commence le « fanatisme », les combats pour la liberté et le terrorisme ? Que de mauvais traitements infligés « par amour » !

L’imbroglio résulte de ce qu’on délègue aux « mots » les procès qu’on veut tenir, mais « sans en avoir l’air » : comme si notre conviction était tellement naturelle (et beaucoup la croient effectivement telle) qu’elle peut et doit faire l’économie d’un acte d’accusation en bonne et due forme, de charges clairement établies. Avec un « Ce n’est pas de l’art, de la science, de l’amour, de la philosophie, etc », on écarte d’emblée l’hypothèse inverse, il n’y a pas de discussion possible. Il s’agit d’exclure, d’excommunier, sans entendre la défense. Il serait plus clair, et plus net, de régler le problème autrement : Marc Lévy peut écrire « de la littérature », puisqu’il fabrique des histoires en utilisant des procédés stylistiques, et nous pouvons ensuite juger que c’est de la « mauvaise littérature », pourvoyeuse d’illusions sur le monde, et donc en détourner le jeune public : faudra-t-il encore être capable de le démontrer. Comme on démontrera que l’homéopathie ne satisfait pas aux exigences de l’esprit scientifique, qu’elle est bien, comme l’astrologie, ou le spiritisme, une « connaissance », mais qui ne s’astreint pas aux préalables de la vérification expérimentale, et que c’est à ce titre qu’on ne la remboursera pas : on fait un choix, intellectuel, et on l’assume explicitement.

Dans la définition restrictive, excluante, il n’y a plus de langage possible : il n’y a plus lieu de « s’entendre sur les mots », puisqu’il n’y a pas désir de communication. Désir et projet d’essayer de parvenir à un accord, qui prenne en compte les intérêts de toutes les parties. Dès lors, peu importent les mots, leur « définition » : on peut nommer ce qu’on veut comme on veut, les mots ne sont plus que des onomatopées, des invectives et anathèmes employés comme armes.

La condition préalable à la définition d’un mot est le désir et le projet d’une entente (le besoin d’en élaborer une) : non pas « être d’accord » (sinon, le débat paraît superflu), mais être d’accord sur la nécessité de trouver un accord. Cela peut s’appliquer à toutes les échelles de relations humaines : en famille ou avec des amis, sur un lieu de travail, entre gouvernants et gouvernés, entre nations … (ou dans un café-philo) Pour quoi discute-t-on ? Qu’attend-on de l’échange, que fera-t-on de ses conclusions ?

S’il s’agit juste de s’affronter, il suffit que les mots soient blessants, hostiles. Si c’est un simple divertissement, une façon de passer le temps, comme on jouerait aussi bien aux cartes, il est secondaire que les termes soient justes, examinés, mis en doute, ces exigences pourraient même nuire à la légèreté du plaisir visé, ou tranquillité de l’ambiance. Mais si le but recherché est d’agir sur un problème, ou même d’aller le plus loin possible dans la réflexion, et son partage, la plus grande rigueur devient nécessaire. Il faut à chaque fois définir dans quel cas on se trouve.

On nous apprend que le mot « philosophie » vient de l’association de deux radicaux grecs, « amour » (ou « tendance vers » : le coton hydrophile absorbe l’eau plus qu’il ne l’aime) et « sagesse ». Deux termes dont on peut donner des définitions très contradictoires. La « philosophie » serait la recherche de la sagesse : c'est à dire un travail sur les idées, afin de séparer les « justes » des mauvaises. De ne pas se tromper. De se débarrasser des illusions. On peut ainsi définir une intention et un domaine : il s’agit d’un processus de pensée, mais appliquée non pas aux activités matérielles, pratiques, mais à nos idées sur le monde (penser à ce qu’on va faire à manger ne relèverait pas de la philosophie, mais des tâches ménagères ; ou de l’art culinaire, si on se soucie du résultat gustatif. Penser à la façon efficace de construire une maison de l’architecture, de raconter une histoire de la littérature, etc : nous pensons dans de multiples domaines). Nos conceptions. Il peut y avoir une philosophie de l’art, ou de la cuisine, ou de l’architecture, qui ne cherche pas à écrire un livre, ni à préparer un plat, construire une maison. Ce qui engendre deux appréciations sur cette activité : soit, elle « ne sert à rien », puisqu’elle n’aboutit pas aux résultats tangibles des autres activités intelligentes, elle ne sert qu’à faire des discours, c’est de la parole. Ou bien elle est « au-dessus » de toutes les autres, elle en est la matrice et l’ordonnancière, puisqu’elle permet de leur donner du sens, et donc de l’efficacité : à quoi servirait-il de bâtir des maisons sans comprendre quels sont nos besoins de maison, de faire du sport en ignorant ce qu’il nous apporte et quels dangers il nous fait courir, etc. ? A ce titre, nous « faisons de la philosophie » chaque fois que nous nous interrogeons sur les finalités, les motivations, les conséquences, fastes et néfastes, de ce que nous faisons. Nous faisons peut-être de la « mauvaise philosophie », si nous manquons de rigueur ou de pratique du raisonnement, comme nous pouvons faire de la « mauvaise musique » si notre doigté est incertain, du mauvais sport : au niveau et dans les limites de nos compétences, comme tout ce que nous faisons.

Tout énoncé, toute idée (sur le monde, la vie, la réalité) ne sont pas à priori « philosophiques », certes, s’ils ne procèdent pas d’un questionnement, mais la frontière est incertaine et discutable. Le critère de la situation et de l’intention me paraît plus décisif : un politique, dans ses fonctions, ne philosophe pas, puisqu’il sert et défend des intérêts (qui préexistent à ses interrogations prétendues). Mais au fond, cette distinction importe peu : ce n’est pas elle qui m’aidera à distinguer « la mûre des baies toxiques ». Pourquoi d’ailleurs n’y aurait-il pas de philosophies toxiques ? L’acte de s’interroger sur le monde n’est ni bien ni mal en soi, ni profitable ni pernicieux : comme pour nos autres actes, le résultat dépendra de nos intentions et de nos compétences, ainsi que de nos critères. Comme quand nous faisons du sport ou de la cuisine : ce peut être bénéfique ou négatif, et souvent un peu les deux à la fois, ou l’un pour certaines personnes et l’autre pour d’autres. Il n’y a pas de raison de séparer la philosophie des autres activités. Toute personne peut se déclarer « philosophe », si le titre lui fait plaisir : quel mal cela peut-il faire ? Et qui en jugera ?

Les « philosophes » patentés, estampillés comme tels, diplômés, « reconnus » (par qui ?) ont tendance à écarter avec mépris des productions philosophiques qu’ils ne jugent pas dignes d’être jugées telles (comme les œuvres littéraires, précédemment). L’Occident, comme bien souvent, a préempté la discipline : notre mythe fondateur fait état d’une naissance en Grèce, au Ve siècle avant notre ère … Socrate aurait « inventé » la philosophie, et les Grecs avec lui. On reconnaît bien, de façon contradictoire, quelques philosophes présocratiques, mais il n’y aurait eu, avant lui, dans aucune autre civilisation, personne pour penser sur le monde, élaborer des concepts, des théories … Et à partir de lui, la machine serait lancée, Platon, Aristote, toute la généalogie peut se dérouler, aboutir « naturellement » à Deleuze ou Edgar Morin. L’Occident domine le monde, une fois de plus. C’est beaucoup ce qu’on continue à penser, à enseigner, même : Lao Tseu, Bouddha, Confucius et quantités d’autres moins « célèbres » n’ont pas droit de cité, de nombreux professeurs de philo même reconnaissent ne pas savoir grand-chose de leur pensée, elle ne fait pas partie du cursus. « Ce n’est pas de la philo », c’est autre chose … De la religion, ou de la morale … Que les Grecs aient institué une forme particulière de raisonnement, privilégiant la démarche hypothético-déductive, c’est envisageable, même si des procédures similaires ont forcément vu le jour ailleurs (et ne recense-t-on comme « philosophes » que ceux qui ont laissé un livre ?).

Cette vision exclusive (bornée) en dit long sur la virulence des batailles pour « l’investiture », la détention du brevet : n’est pas déclaré philosophe qui veut. On use de contournements : on parle de « penseurs », d’ « intellectuels », d’essayistes, aujourd'hui. Pour tous ceux qui ne sont pas intronisés dans le saint Office. La profession est très à cheval sur le chapitre, il ne suffit pas de penser pour être admis dans le cénacle : Rousseau, oui, Voltaire, non. Montaigne … ça dépend. A certains moments : le critère, actuellement, c’est qu’il faut avoir « inventé un système ». Pas juste manier (même bien) des concepts créés par d’autres.

On voit l’enjeu : il s’agit de certifier, de séparer les « vrais » des imposteurs, des charlatans. Démarche légitime : qui irait confier sa santé à un chirurgien exhibant de faux diplômes ? C’est une question d’ « autorité » : de crédit, de crédibilité. Le client veut être sûr de la qualité de la marchandise. Et il a raison, même s’il est peu regardant, dans beaucoup d’autres domaines : combien confient leur santé à des rebouteux ou des guérisseurs ? Demandent à l’astrologie de guider leurs amours, à la numérologie les finances de leur entreprise (on a même vu Mitterrand et Reagan consulter leurs astrologues pour leurs décisions internationales …) ? D’un côté, on veut une certitude, une assurance que les idées seront fraîches et de qualité, de l’autre on ne peut guère que s’en remettre à un « label » : celui de la Faculté ou ceux du bouche à oreille, les aléas semblent aussi grands. Nos Philosophes garantis pure Université ont dit à peu près autant de bêtises que les gourous et autres coaches de vie.

Je ne vois pas d’autre « test de qualité », pour les idées, que de les examiner soi-même. Avec ses moyens limités, ce qui n’empêche pas de prendre des avis extérieurs. Tout dépend des buts poursuivis. Si c’est « la culture », une façon de satisfaire une curiosité intellectuelle (un état d’in-quiétude, comme un doute quant à la nature des choses : un « état de philosophie », somme toute), peu importe la thèse, pourvu qu’on ait l’ivresse. Beaucoup attendent du discours philosophique qu’il légitime leur position sociale et fortifie leurs convictions : théories du mérite, du ruissellement, des effets créateurs du marché, de telles supériorités sur les autres, de la contemplation distanciée, ou des luttes émancipatrices, à chacun son Sens de l’histoire, le stock est vaste. Ou ça peut être penser les problèmes (individuels et collectifs) sur lesquels nous butons, essayer d’en comprendre les mécanismes, imaginer des solutions. Il y aurait deux pratiques de la philosophie : une, mystificatrice, dogmatique, dominatrice. L’autre, hypothétique, interrogative, jamais aboutie, chantier permanent.