mercredi 14 mai 2014

06H41, roman de Jean-Philippe Blondel


232 p, Buchet-Chastel, 2013

histoire :  
Le hasard place côte à côte dans un train un homme et une femme qui ont eu une relation difficile quand ils étaient lycéens.

thèmes, forme :
Alternance de 2 monologues intérieurs, chacun fait le point sur sa vie et se remémore le passé. Très intéressante réflexion sur les complexes de l’âge jeune, les trajectoires personnelles, les déceptions du quotidien, etc.

commentaire : style souvent distancié, mélange d’humour et de gravité dans le fond.

mercredi 7 mai 2014

On ne dit bien que ce qu’on ne sait pas.



Elle s’assoit sur le môle. Au loin, la barque. Elle ferme les yeux. Elle sent la caresse du soleil sur son visage. Elle est en vacances. Elle s’est donné le droit. Elle leur a confié les enfants. Gentil couple de vieux, souriants, les parents de son mari. Ils lui ont dit : « profite bien de tes vacances » Elle n’en a pas l’intention. Elle entend le ressac, il la berce. Elle ne veut pas : profiter, calculer, rentabiliser. Elle sent le sable humide sous ses fesses. Elle a des envies. De cinéma, de clairière, de méditation, de dromadaire. La barque s’est rapprochée du phare. Elle n’a pas retenu de chambre. N’a pas réservé, pas consulté de guide, pas organisé son voyage. Elle voudrait être au présent. Elle ne sait pas où le temps est passé. Elle avait seize ans, elle partait pour la vie, elle ne savait pas où. L’image d’après, elle s’est retrouvée avec des enfants à amener à l’école, des amis à recevoir à la maison, un homme à traiter comme un mari.

On ne dit bien que ce qu’on ne sait pas. Au milieu, bien sûr, il y a eu la musique, l’insolite, la chambre qu’on découvre, le piano écouté dans un bar. Il y a eu le vert et le rouge, le rêve et le plaisir, le poète et la plage. Elle a eu des rencontres. Elle a eu des passions. Elle ne s’en souvient pas. Quand le mystère s’est-il mué en liste des courses ? Qu’est devenu le visage qui la troublait la nuit, qui brillait dans le soleil ? Quand a-t-elle cessé de rire sans savoir de quoi ? Il y a eu les enfants et elle est devenue mère. Ils ont eu l’appartement et elle a cessé d’être nomade. Il y a eu leur histoire et les mots se sont effacés. Elle s’est mise à lire des romans, au lieu de les vivre.

On ne dit bien que ce qu’on ne sait pas, mais à qui parler ? elle voudrait quitter le trop-plein de la ville, s’enfuir, mais la barrière est invisible, la muraille qui l’enserre, la prison de verre. Il y a le bruit et les contraintes, les horaires du boulot, la gentillesse pâteuse des collègues, l’ennui poli de la fête des mères, les vêtements si convenables qu’elle choisit avec tant de soin, il lui dit qu’elle s’habille bien, ils lui disent qu’elle est élégante, tous ils trouvent qu’elle a du goût, mais elle voudrait les arracher, ces habits qui l’effacent, qui lui brûlent la peau, qui étouffent son souffle, les mettre en lambeaux, les lacérer jusqu'à ce qu’affleure à la lumière sa peau qui palpite. Elle voudrait avoir un corps, de nouveau, un corps de femme exhibé à la lune, offert à la gifle du vent. Avant qu’il ne se dessèche. Avant la mort. Avant la vieillesse, qui rampe, qui ronge autour d’elle les gens qu’elle ne reconnaît plus. Ses parents qui s’amenuisent et disparaissent déjà dans le néant. Les parents de son mari qui dressent en vain le bouclier poreux de leur politesse affable. Son mari, qui est un mari. Un mari. Quel drôle de mot. Quelle stratification d’une promesse folle. L’insolite s’est figé en statut. Le pouvoir de la réussite a dévoré l’homme. Le directeur des ventes a pris la place du poète.
Elle est assise sur le môle et le monde tournoie tout autour d’elle, les mots s’arrachent d’elle comme une hémorragie de solitude, et la nuit vient doucement se poser sur ses épaules.
On ne dit bien que ce qu’on ne sait pas.

mardi 6 mai 2014

Le gréviste et le roseau



Le gréviste dit au roseau :
« Quoi ! Pas un geste de lutte ?
Pas une phrase de protestation ?
N’éprouvez-vous point de honte,
Quand d’autres sacrifient
Un trentième de leur salaire
Pour faire rempart de leur corps
Contre la ruine de la Civilisation,
Et de la Fonction Publique,
De demeurer servile et coi à votre office ? »
Le roseau humblement s’inclina sur sa tige,
Chargé de honte,
Et s’écria :
« Sachez combien je vous admire
De vous dresser ainsi seul
Par milliers au mot d’ordre de grève !
Combien ainsi vous marquez votre farouche
Esprit d’indépendance …
Jetés un jour en masse dans les rues,
Rentrés le lendemain exécuter docilement
La règle inacceptable justement combattue …
Un jour ! Tout un jour !
Dressés contre l’Infâme, marchant,
De Bastille à République,
Que ce fut grand,
Que ce dut être dur !
Et combien le Pouvoir,
Terré dans ses palais de marbre,
Dut trembler de devoir
Repousser de trois jours
Le crime qu’il rêvait …
Mais n’êtes-vous pas triste
De voir, grève après grève,
(trentième après trentième !)
Appliquée le lendemain
La réforme tant décriée la veille ?
Et la retraite à 60 ans …
La définition des services …
Les effectifs …
Point d’amertume
D’y renoncer
Après tant de vacarme ?
-          Non, mais non, bien sûr que non !
Repartit le gréviste,
Les yeux brillants de fièvre.
Car ainsi je suis libre !
Appliquant aujourd'hui ce que
Je refusais hier,
Je me sens libre d’avoir au moins pu me plaindre.
Au lieu que si j’avais dû
Abdiquer sans avoir relié République à Bastille
-          Ni perdu un trentième ! –
Je me serais senti floué, spolié
De l’essence de ma liberté :
Le droit de défiler
En rangs serrés et implacables,
Aux mots d’ordre de grève !
-          Certes, reprit le roseau, impressionné,
Comme auraient craint,
Devant si folle audace,
Les despotes d’antan, les rois, les tyrans,
Les exploiteurs de mines …
Mais n’avez-vous jamais songé
A vous faire efficaces … ?
-          Qu’est cela ? interrompt, effarouché, le gréviste.
-          Eh bien, faire en sorte,
Reprit le naïf roseau,
Que votre lutte puisse durer,
(Sans jamais perdre un trentième)
Gêner, immobiliser ce pouvoir exécré,
Vous donner la force
D’être entendus ?
Sans jamais encourir de foudres,
Dénaturer les notes,
Ne mettre que des 20,
Aller aux réunions sans y ouvrir la bouche,
Et comme appréciations
Mettre à tous, seulement :
« C’est bien » ?
Ou toute autre invention
A même d’instaurer
Le bon rapport de forces ?
-  Invention ? Nous ? Jamais !
Nous sommes les soldats zélés
De la contestation,
Et nous ne défilons qu’aux sons féroces
Des mots d’ordre de grève !
Bloquer le système sans payer,
Vertueux sacrifice,
Notre Trentième !
Jésus Marie Joseph Léon
Karl ou Alain,
Que ce serait vilain
Et déloyal
De jouer dehors les règles
Et de se dé-soumettre !
Messieurs du Pouvoir, tirez les premiers !
Nous tomberons, vaincus et résignés,
Mais restera la gloire
De nous être, un peu, débattus. »
Comme il disait ces mots
Du fond de l’horizon surgit
Le plus terrible des vents
De mesures de restrictions
Pour le Bien des enfants, de la Nation,
De l’humaine espèce
Et de quelques bienfaisants actionnaires …
Sans frémir, le gréviste
Leva le poing
Leva le pied
Et pour finir leva le camp ;
Se fit une raison : celle du plus fort est souvent la meilleure.
De Bastille à République,
Un quelconque trentième,
Il mènerait d’autres combats.

                                                                       Ledit Vain Marquis de S., Les Nouvelles Fables de la fontaine

mercredi 30 avril 2014

La pluie ça mouille

L’amour, ça existe ? C’est pas sûr.
En tout cas la pluie ça mouille, ça c’est sûr.
Et mon dos qui glisse sur la chaise noire et glissante
qui me bascule en arrière, comme l’amour.
L’amour est dans les plis. Dans les plis de ta chair
dans les plis de ton âme dans les particules minuscules
des détails qui sont ta vie
Et ça, ça me fait exister.
Dorénavant et en arrière, comme la chaise noir et glissante
Sur la plage les volutes de sable font des structures fondamentales
la courbe des crêtes des petites rides de sable
comme sur ton dos, comme ton ventre, comme les plis de ta chair
Je me suis fait engueuler par l’Obersturmführer de la Section Spéciale
parce que je n’étais pas bien aligné dans l’alignement rectiligne des
autres alignés en colonnes
qui m’ont regardé d’un air curieux et revêche :
« Qu’est-ce qu’il veut celui-là, pourquoi il s’aligne pas dans le carcan des autres,
dans la figure méthodique de nous,
qu’est-ce qu’il fait de sa vie ? »
Ils ne l’ont pas dit mais ils l’ont pensé, enfin, les rouages de
leur cerveau en ont produit l’énoncé vague,
et en plus je n’avais pas mon cahier
« Une fois de plus ! » dit la maîtresse qui me regarde de
ses lunettes sévères d’un air de maîtresse sévère
Une maîtresse, c’est ce qu’il me faudrait pour scruter les plis
de son dos les courbes de sa chair et leurs fragrances
Le conférencier fait une pause. Il regarde son auditoire
attentif en rangs bien alignés comme les linéaires de ces supermarchés
américains qui ont recouvert toute la surface du monde habité
et désert.
Et il conclut brillamment, savamment, doctement, comme un
conférencier doit le faire :
« La pluie ça mouille. »
Il faut des certitudes.
Qui n’en a pas ?
En tout cas, moi j’en avais, des rectilignes, qui ont glissé
en arrière sur la chaise toute noire et toute lisse.
Ne va pas croire que je dis ça pour toi.
Ne va pas te croire l’élue de mon cœur, ou quelque chose comme ça,
ou une autre fadaise rance et niaise comme ça
Les crêtes de sable font des courbes sur le labyrinthe de ta fragrance
Je hume,
Je hume les plis de ta chair les particules minuscules de ta vie
que j’enfourne comme des atomes de conscience,
comme dans preuves de l’existence humaine
Au fond, un monsieur un peu grand et frisé et dégingandé lève
la main
Le conférencier lui donne la parole
alors que l’Obersturmführer veille à ce que les rangs serrés de
l’auditoire restent bien alignés, que la parole ne s’en échappe pas
par bribes balbutiées hors de l’arrangement impeccable de la syntaxe raisonnée,
que pas un mot ne sorte sans autorisation spéciale de ces bouches attentives
et le monsieur grand et frisé, et un peu timide aussi, ou alors il
souffre d’une raideur de dos, demande :
« L’amour, est-ce que ça existe ? »
« bien sûr, mon gros nigaud, répond la berceuse, les p’tits bateaux
qui vont sur l’eau n’ont pas des jambes,
on apprend ça à tous les enfants, et aussi bien d’autres choses,
à marcher sur place sans rien dire en rangs serrés
à lever la main quand on ne les écoute pas pour demander la permission
d’exister
à terminer à l’heure
à arriver à répondre à se taire à renoncer quand il le faut.


Mais, ailleurs, coulent des vallons verts,
rêvent des sables lumineux
Et vivent des contrées heureuses.