Vénère
Pourquoi faut-il toujours que
vous adoriez ?
Vous me direz, qu’est-ce que ça
peut me foutre ?
Pas faux. Mais quand même.
Aujourd'hui, grand soleil bleu, personne en vue : ça va encore.
Mais difficile de vous échapper
longtemps, de ne pas se faire encore et encore engluer dans votre guimauve
amère. Marteler la tête de vos ovations imbéciles. Ça peut tomber dessus
n’importe quand, à n’importe quel coin de rue, émanant des sources les plus
diverses.
Les uns, c’est Proust. Kundera.
Virginie Despentes, ou Bernard Werber. Ou n’importe lequel des 2 845 728 autres
écrivains-de-génie. Ah bon, t’aimes pas ? Tu connais pas ?! Ou
Tarentino, Visconti, Bresson. Il suffit que Delon meure pour qu’on soit sommés
de s’extasier sur quel « grand acteur il était ». Ou Johnny. Ou
Simone Weill. Il y en a pour tous les goûts. Chacun sa paroisse. Chacun sa
génuflexion, son culte, son idolâtrie complaisante, bruyante, envahissante.
Catherine Ribeiro aussi, est
morte. On n’en a pas fait tout un plat. Même pas parlé, dans la plupart des
médias. Qui ça ? Ribeiro : une chanteuse belle comme un rêve de
passion, aux textes incandescents, à la voix qui me traversait les tripes.
Vous vous frottez les mains, vous
ricanez de jubilation : eh ben voilà ! Moi aussi ! Moi aussi, je
vénère, c’est pas les mêmes saints, c’est tout !
Vous êtes cons, ou quoi ?
Bouchés à l’émeri ? Oui, vous êtes cons, c’est ça le problème.
C’est justement le contraire que
j’essaie de vous expliquer, et je me demande bien pourquoi. Ça fait des
millénaires que vous persistez, et vous êtes des milliards, alors … Aucune
ambition de vous « changer ». Vous me faites chier, c’est tout.
Vous salissez tout, avec vos
vénérations à deux balles. Vous comprenez pas que c’est vous-mêmes que vous concélébrez
bruyamment, dans ces rites de prosternations serviles ? Pas le chanteur,
l’acteur, l’écrivain, le penseur, dont la valeur, si elle est réelle, se passe
très bien de toute retape promotionnelle. Vous adorez Spinoza, Marx ou
Jésus ? Pourquoi ne pas vous mettre à essayer de mettre leurs
enseignements en pratique, plutôt que de vous borner à en chanter en boucle les
louanges ? L’un n’exclut pas l’autre … ? Ben si, justement, d’après
ce que j’observe ...
Vous déifiez narcissiquement vos
jouissances. Peu importe que vous préfériez Céline Dion à Môrice Bénin, encore
que si, ça compte aussi : c’est aussi ça, le problème de vos notoriétés
moutonnières : c’est toujours des mêmes qu’on parle, qu’on vous assène
chez Drucker, de l’Aznavour consensuel, du Gainsbourg « rebelle »
mais pas trop quand même, suffisamment conformiste, sous ses provocs, pour
s’insérer dans le business, pas trop déranger l’ordre bourgeois, pas trop
creuser là où ça coince. Ceux qui disent vraiment quelque chose, les Ribeiro,
les Bénin, les Bertin, les Brua, les masses consuméristes des centres
commerciaux n’en entendent même pas parler, pas perturber leurs achats.
Mais pas une raison pour autant
d’allumer des contre-cultes, d’autres prosternations, hautaines et raides de la
certitude d’être l’élite éclairée. J’aime quant à moi les textes de Bénin, le
cinéma de Kubrick, le clavecin de Scarlatti (mais aussi bien, à d’autres
moments, le balancement feutré de Garcia-Fons, ou les déferlements de Led
Zeppelin), mais il ne me viendrait pas à l’idée de vous les proposer (encore
moins : de vous les imposer !) comme objets de cultes ! Que vous
puissiez ne pas aimer, ça tombe sous le sens. Si nous avons ces plaisirs en
commun, tant mieux : occasions de partage. Si ce n’est pas le cas :
tant mieux aussi, ça nous fait des tas de trucs à découvrir. Je ne ressens nul
besoin de vous les vendre comme « un immense compositeur », « le
plus grand réalisateur » ou « il faut vraiment que tu écoutes ce
chanteur ». J’ai plaisir, grand plaisir, à leur pratique, sans trouver
qu’il y ait matière à m’en vanter particulièrement, et tant mieux si j’ai
l’occasion de vous les faire apprécier, mais je n’en fais pas une Croisade.
Ce qui me débecte, c’est pas
qu’on aime, c’est qu’on clame universel, forcément
sublime, incommensurablement
supérieur ce qui a l’insigne mérite de nous plaire. C’est trop génial ! « Marcel Papatempon porte au pinacle
l’art subtil et délicat de l’invention romanesque … Assurément l’un des 10
auteurs majeurs du XXe siècle ! » Ben non. Désolé, j’accroche pas,
j’adhère pas, ça me fait pas vibrer, malgré toutes les recommandations de
Télérama ou Salut les Copains. La
Joconde, j’aime pas, je m’en fous, c’est pas un sujet, vous aurez beau y
débarquer devant tous les cars de Japonais du monde, et faire crépiter les
selfies. Le Saint Suaire, c’est pas mon truc. Pourquoi faudrait-il toujours
admirer ? Et pas, simplement, apprécier, se réjouir, sans forcément
proclamer urbi et orbi qu’on a trouvé la quintessence et que sont
imbéciles tous ceux qui n’en conviennent
pas ? N’avoir que le choix de la Chapelle où rendre ses dévotions, de la
caserne où s’enrôler ?
Alors, évidemment, les foules en
liesse parce qu'un type a pulvérisé de trois centièmes de micro-seconde le
record galactique de la course en sac dans la spécialité main gauche attachée derrière
le dos, ça me laisse rêveur … Vaguement nauséeux. Voire carrément à cran. Qu’on
vaticine pendant des semaines, à grands débours de millions d’euros, de kilowatts-heures, de cataractes d’eau, « ce
bien rare et précieux », au sujet de la « victoire historique du
Bélouchistan du Nord 35 à 34 sur la Manganésie Occidentale lors de la finale du
jeu de billes », que ça embouchonne les rues de la capitale, prive les
usagers de transports, les étudiants de chambre universitaire, remplisse les
médias de prônes futiles et complaisants, célébrant « La Grande Fraternité
entre les Peuples », à grands coups de compète nationaliste sur quel pays
a remporté le plus de médailles, pendant que leurs Etats-Majors bombardent,
répriment, emprisonnent, torturent, assassinent … forcément ça me fout en
pétard.
Vous avez réellement rien de
mieux à foutre ? Rien de plus urgent ? Non, évidemment, c’est même le
but : oublier, balayer sous le tapis, l’urgence des vrais exploits à
accomplir. Vous voulez qu’on en crée, des disciplines olympiques qui aient un
peu de sens ? Par exemple : qu’on trouve moyen à reloger, et
décemment, tous les pauvres bougres qui croupissent sur nos trottoirs : ça, ça serait pas un vrai, un bel
exploit ? Et on s’en foutrait, que les gens qui y parviendraient aient un
passeport français ou guatémaltèque : ce qui nous foutrait la patate, ce
serait de savoir que quelques êtres vivent un peu moins de souffrance.
Et tout à l’avenant. Y aurait du
boulot. Un paquet de chantiers. Vous aviez envie de performances ! De gens
qui « se dépassent », « s’investissent » ! C’est pas
faire la fête à neuneu qui pose le plus problème, si c’est comme ça que vous
concevez le réjouissement, prenez du bon temps (vous êtes pas obligés pour autant
de pomper l’air de ceux que ça emmerde), c’est la chronologie : on n’a
qu’à juste dire ça : on fait « la fête », toutes les fêtes que
vous voudrez, mais avant, on règle les problèmes les plus
urgents. On s’y met un bon coup, et après, on rigole. C’est pas réaliste ?
C’est pas vos priorités … Je comprends. Ben alors, puisque la misère des autres
c’est pas votre souci majeur (ou seulement le temps d’émouvants discours et
déclarations), faites peut-être un peu plus discret sur les grands sentiments
humanistes, les envolées lyriques de fraternité universelle. Non plus ?
C’est pas comme ça que ça marche ? Les hymnes à la joie et les odes à
l’amour, les génies vénérés et le culte des idoles, c’est justement pour donner
le change ? Pour pas se rendre compte de la saloperie à laquelle on participe ?
C’est malin. On cite Voltaire, la « tolérance », et puis on fout en
taule. Pas con ! L’amour du prochain, et hop ! on l’encule.
Astucieux. On tresse des lauriers à l’entraide, et on met le paquet sur la
compète et la concurrence. Fortiche.
Eh ben, je sens que vous avez pas
fini de me faire chier.