Il me semble que cette analyse
biaise subrepticement son propos, en se fondant, sans l’expliciter, sur des a
priori moraux. (Article de Bertrand Cochard, dans The Conversation, 6 juin 2024 :
https://theconversation.com/pourquoi-les-series-sont-elles-devenues-notre-passe-temps-favori-231087
L’idée que l’humain ait besoin d’
« agir » pour échapper à un insupportable vertige de néant, c’est ce
que Pascal nommait déjà « divertissement » : ce qui nous
détourne de l’horreur de nous savoir mortels, de nos frustrations, de la
conscience de la futilité de nos efforts.
Le terme englobe aussi bien le
travail que les « loisirs », liant dans une même fonction
anesthésiante la traditionnelle opposition entre « otium » et « nec
otium ». Le risque de l’Ennui (« Qui dans un bâillement avalerait le
monde », selon Baudelaire) a toujours menacé les classes oisives, que l’on
pense au Seigneur Pococurante dans le Candide
de Voltaire, ou à Madame Bovary. Ce
« privilège » s’est étendu à d’autres classes à mesure que diminuait
le temps de travail.
Qu’est-ce qui différencierait les
Séries des autres stratégies pour occuper ce temps libre ?
On observe une propension à un
emploi implicitement moralisateur du terme « addiction » employé hors
de son domaine de pertinence, la physiologie : désormais (et naguère, sous
des termes similaires : dans les années 70, on était simplement
« drogué » par les écrans : la récente anglicisation du concept
lui apportant un opportun gain de « scientificité »), c’est par cette
étiquette dévalorisante, mais dissimulée derrière un semblant d’
« objectivité scientifique », que l’on désigne … les loisirs des
autres ! (quand ils nous paraissent sans intérêt, saugrenus).
Il y aurait les façons légitimes,
« saines », « utiles » (productives !) de passer son
temps, et les lubies, polluées et polluantes, astreintes aux mécanismes de
l’ « addiction » : forcément pathologiques. Deux catégories
antagoniques, les « bonnes » et les « mauvaises », que le
curseur moral de celui qui les énonce placera ici plutôt que là. Selon la doxa,
le travail, la pratique d’un sport, d’un art, d’une responsabilité politique ou
associative : activités salutaires, bien sûr, à encourager. A la rigueur,
on suspectera la présence d’une « addiction » qu’en cas
« d’excès », chez le « work-addict », par exemple : 40
heures par semaine, rien de plus normal, souhaitable, estimable, mais au-delà
de … de combien d’heures, au fait, de quel seuil fixé par qui, en fonction de
quels critères ?
Le passionné de lecture, du jeu
d’échecs, de danse, de pratique instrumentale … est un passionné. Une personne
cultivée, un artiste. Un passionné « des écrans » est un addict. Sans
qu’on cherche particulièrement à le démontrer, il « perd son temps »,
contre sa propre volonté, et sans profit pour personne. Vision singulièrement
autocentrée. Il ne s’agit pas de nier que « passer tout son temps » à
travailler sa maîtrise du Clavier Bien
tempéré ou à sillonner les chemins de randonnée puissent paraître plus
« utile aux autres » ou « épanouissant » pour soi-même que
le visionnage de trente épisodes d’une série : mais à qui revient-il d’en
juger, selon quels critères, établis selon quelles finalités ? Qui serait
à même de décider, sans suspicion d’égocentrisme arbitraire, ou d’utilitarisme
social (méfions-nous des hygiénismes, qui viendraient nous dicter, à grands
coups d’ « observations » et d’ « études » forcément irréfutables, ce que serait une
« bonne vie » : le discours de la science est souvent utilisé
aujourd'hui comme l’était jadis celui de la religion : une position
d’autorité dont on remet pas en cause les choix non dits), quelles activités
méritent notre temps, et lesquelles il faudrait reléguer comme toxiques.
On ne peut discréditer une
pratique, au regard qu’elle constituerait une « perte de temps », une
façon de l’employer plus « vide » qu’une autre, sans expliciter
d’abord les critères moraux, philosophiques, idéologiques qui ont présidé à ce
tri (bien souvent, sans même que nous en ayons été même conscients, modelés par
les croyances collectives ou les apparentes « évidences » : l’
« utilité » du sport, ou ses « bienfaits »,
vraiment ?).
La question posée garde tout son
sens, et son intérêt, relativisée à ces préalables : qu’est-ce qui ferait
la spécificité des séries dans l’engouement fréquent (mais pas universel)
qu’elles suscitent comme façon de passer le temps ? Mais l’objet de
l’étude est-il constitué, fondé, pertinent ? Existe-t-il un loisir qui
serait « regarder une série », dont on pourrait étudier les
caractéristiques quelle que soit la série,
et qu’on pourrait opposer aux autres modalités du « divertissement »
(otium et nec otium confondus) ? De même que, se plonger dans La Comédie Humaine et dévorer la « Chick
lit » (cette nouvelle « addiction » d’un lectorat bien
particulier), est-ce également lire ?
Peut-on, et doit-on englober sous le même terme, selon des critères seulement
formels, faisant l’impasse sur des données qualitatives (cet angle mort des approches
« scientifiques »), bien malaisées à objectiver, mais néanmoins
déterminantes, des activités qui semblent
procéder de la même liturgie, mais mobilisent en réalité des fonctions
cognitives bien différentes ?
Il me semble possible que le
visionnage de telle série soit plus à rapprocher de la lecture de tel type
d’œuvres littéraires, en termes de processus intellectuels et esthétiques
engagés, et donc de motivations, que celui de telle autre ; qu’il n’y ait
pas de spécificité intrinsèque, de cohérence pertinente à tel
« genre » de loisir constitué sur des apparences formelles : la
« lecture », les « jeux vidéos », les « programmes
télé » : nous risquons d’opérer des apparentements illégitimes en
isolant le support matériel plutôt que les processus mentaux qu’ils permettent.
Il est possible que, en fait, des
personnes différentes en train de regarder des séries ne soient pas en train de faire la même chose …