Lecture très intéressante, ce Fuck up, d’Arthur
Nesersian, publié en 1991 !
Lecture drolatique, mais en même temps inconfortable, et qui interroge
d’autant plus : de quoi est fait notre intérêt pour un tel roman, quels
sont les enjeux de ce qui se joue entre le lecteur et lui ?
Il faut d’abord le replacer dans la filiation dont il procède. Fuck up frappe d’abord par ce qu’il
n’est pas, le type de littérature auquel il s’oppose : il mobilise un
système de références utiles à expliciter.
Au commencement, il y a le mythe et l’épopée, qui consistent à hyperboliser
la vie d’un humain moyen : péripéties, dangers et combats y prennent des
dimensions géantes : le Héros, détenteur de nos qualités et défauts à une
échelle multipliée, bataille contre tout ce qui fait notre ordinaire. Nos
galères deviennent des Odyssées, les gens qui nous font des misères des
divinités, géants, armées, nos combats représentés par des affrontements
physiques toujours … homériques.
Puis vient la dégradation burlesque de la dimension héroïque. Les
« nobles quêtes » et les hautes aspirations sont descendues de leur
piédestal par la dérision : au XVIe siècle, peut-être pour récuser le
fantasme dualiste du platonisme, repris par le christianisme, dans lequel la
pureté de l’âme est opposée à l’impureté supposée du corps, Rabelais installe
des géants (bien hyperboliques) vivant pleinement leur corporalité : ils
ripaillent et pissent joyeusement, et leur quête n’est plus que de la dive
bouteille. Idéal dégradé, mais idéal quand même : le sage Gargantua
résiste à la guerre picrocholine, et promeut l’éducation humaniste. Au siècle
suivant, le chevalier Don Quichotte porte un plat à barbe en guise de heaume,
et il ne combat plus que des moulins à vent : la trame épique révèle
l’illusion, le récit, désormais, dé-mystifie. Ce sont les débuts du roman
picaresque, qu’illustrera au XVIIIe siècle le Tom Jones d’Henry Fielding : on retrouve du « picaro »
dans le personnage de Fuck up,
notamment lors de ses différentes rencontres « amoureuses »,
succession de déboires plus que de plaisir.
C’est la voie que va suivre l’histoire du roman, toujours travaillée par
ses deux tendances : l’exagération épique et sa dérision burlesque, avec la
possibilité médiane : un « réalisme », qui dirait nos vies au
plus près. C’est évidemment dans la deuxième direction que nous entraîne Fuck
up (comme son titre nous le programme). La fiction contemporaine, notamment
cinématographique, recourt encore souvent au traitement hyperbolique de
l’épopée : les histoires regorgent de héros opposant le rempart ultime de
leur vertu au déferlement du Mal, quitte à sacrifier la complexité du réel au
culte de leur vaillance : les méchants y sont irréductiblement méchants,
et eux seuls (hormis quelques exceptions rares, et finalement hypocrites). Et
les héros, solution mais jamais sources
du problème : le « problème », c’est forcément l’autre, jamais
soi -même, c’est le réconfort que veut trouver le spectateur à ce type de
récits. C’est le modèle auquel ce roman tourne ostensiblement le dos, contre-idéologie de l’Amérique triomphante
réalisant son « rêve » sucré de bonheur (confort) pour tous.
Nersesian, lui, regarde dans les coulisses, les marges, soulève le
couvercle des poubelles, restitue les ombres fantomatiques des
« ratés », des loosers. Avec Fuck up, on pense évidemment aux
polars (noirs) tels que Chandler et Hammett les inventent dans les années 50,
pour contrer le roman policier à la Agatha Christie, trop bourgeoisement
propret, où un héros (de l’intellect) détective met à mal les machinations de
criminels, rétablissant ainsi l’ « ordre social ». Marlowe et Spade, contrairement à Hercule
Poirot ou Miss Marple, pataugent dans la violence engendrée par le prétendu
ordre social institué par les classes dominantes.
Et ils prennent des gnons. Plus qu’ils ne pourfendent les dragons. C’est
aussi ce qui arrive au personnage principal de Fuck up, et plus souvent
qu’à son tour : son corps (christique !) n’est plus au fil du texte
qu’un concentré de plaies et d’hématomes, il pisse le sang et toutes sortes
d’humeurs, absurdement balloté dans une Odyssée sans quête. On ne compte plus
ses séjours dans de multiples hôpitaux, surpeuplés de rescapés plus mal en
point que lui (comme Orphée traversait les Enfers), inéluctablement régis par
la loi de l’argent (la « carte » de santé, sésame qu’il ne peut
jamais présenter, ce qui lui ferme les portes du rétablissement).
C’est bien une descente aux enfers qu’effectue ce héros inversé, héros
néanmoins, en ce que l’accumulation des sévices qu’il subit ne l’abat jamais
définitivement, même si elle l’affecte : contrairement à ses homologues de
l’épopée, ce antihéros n’est pas « invulnérable », pas insensible aux
souffrances : ni aux siennes ni à celles des autres, dont il constitue le
témoin, le rapporteur : notre enquêteur dans ces bas-fonds du monde. Enfer
terrestre, et non plus mythologique, exprimé dans ce qu’il a de plus sordide,
tous les déchets humains, sang, pus, pisse, excréments, abondamment décrits,
autant qu’ils sont bannis d’habitude de nos préoccupations volontaires, et des
discours mystificateurs des épopées de « super-héros » (dont le
principal « super-pouvoir », finalement, est leur capacité à ne pas
percevoir que vivre, ça fait mal : recevoir des coups, des blessures, voir
des gens mourir – et en être la cause -, perdre ses proches, tout cela n’altère
pas sa bonne humeur ni son allant : comme si le message dont il est le
vecteur (l’ « idéal » !), c’est qu’il ne faut pas se soucier de
ses pertes, tant que nos employeurs (le Royaume, la Princesse) sont contents de
nos services. Une belle cérémonie finale, récompense ou commémoration,
compensera largement tous les sacrifices : morale militariste et
utilitariste).
Ici, le héros se délite au fur et à mesure du récit : éjecté d’une
situation peu brillante (un couple instable et un boulot précaire), il tombe de
Charybde en Sylla (comme Ulysse), renvoyé à un sort pire au hasard des
rencontres, qu’il « foire » systématiquement : roman du ratage,
de la débine, portés à un tel point d’invraisemblance que l’identification du
lecteur le pousse vers l’amusement plus qu’à l’accablement. D’autant que le
narrateur, s’il constate les blessures qui se multiplient, le fait avec une
forme d’indifférence, un détachement behaviouriste : pas de plainte, pas
de pathos, encore moins de compassion. Mécanique répétitive du cartoon.
Ce foirage systématique de sa vie constitue bien une hyperbole, mais
inversée : là où le Héros épique triomphe par ses exploits d’épreuves hors-normes,
le protagoniste de ce roman échoue avec autant de constance à résoudre des
difficultés risibles. Le lecteur peut retrouver sa vie, en pire, et reconnaître
un monde perçu par ses bas-fonds, qui relativise et atténue les inconforts du
sien.
Dernière caractéristique frappante : le personnage est au sens strict
déboussolé, il ne sait ni où il va ni où aller, catapulté d’une case à l’autre d’un
jeu de l’oie absurde par des événements inattendus. Il n’est ni un Jason résolu
dans sa quête de la Toison d’or, ni un Achille, déterminé dans sa guerre contre
Troie. Même Ulysse, dans ses errances, essaie-t-il au moins de regagner
Ithaque.
Alors même que le texte abonde, regorge de repères spatiaux : rues et
intersections répétitivement nommées, itinéraires stipulés de chaque
déambulation. Tentative désespérée de se repérer pour un personnage qui ne sait
plus « où il habite » ? Qui, en fait, n’habite plus nulle part.
Ou contrepoint cruel et ironique d’un quadrillage administratif, qui
« nomme » les lieux, sans pour autant leur conférer d’identité ?
La « quête » d’un personnage de roman (de roman moderne, en tout
cas), c’est celle de l’identité : découvrir (ou inventer !) qui il
est : ce qu’il est. C’est celle du lecteur. De tout humain. Se
trouver, ou se construire, une « identité » (une valeur,
« signification », légitimité : un « sens à sa vie »),
suppose au préalable de perdre celle, illusoire, qu’on s’attribuait. De là, la
situation initiale de nombreux récits : héros amnésique, ou perdant son
emploi, son couple, ses certitudes. Le confort pernicieux de ce qu’on croit
être, ou devoir être. C’est « l’expérience » que propose ce
roman : se « perdre », avec son personnage, dans les dédales
(toujours le mythe !) de ses nuits, de ses désirs. Dans les décombres de ses
rêves.
Puis revenir à soi. Au réel. A sa propre aventure : à ce qu’on est
capable d’en écrire. Paradoxalement rassurés, peut-être : il sera
difficile de faire pire que dans Fuck up.