dimanche 22 janvier 2023

littérature

 

                                                                           

 

Pourquoi écrit-on ? On se le demande …

C’est une question énervante, comme un moustique qui persiste à vrombir à nos oreilles sans qu’on parvienne à distinguer où il se cache.

Le mieux, c’est de recourir à la méthode systémique : personne sait ce que c’est, et ça impressionne.

Pourquoi on se lave les dents, pourquoi on joue du piano ? (j’ai pris le piano, bien connu sous nos latitudes, mais ça aurait marché aussi avec l’accordéon diatonique, le djembé ou le guembri. Entre autres.) Pourquoi on fait quoi que ce soit ?

Y a qu’à comparer : ce qui vaut pour les uns doit bien marcher aussi pour l’autre.

Mais pourquoi au fait se demander pourquoi on écrit ?

Parce que c’est chiant. Sinon, on poserait pas la question. On prendrait son pied et ça irait de soi.

Mine de rien, on a bien avancé : on se lave les dents (ce qui est fastidieux, au début au moins, avant que l’habitude et la résignation n’aient transformé l’injonction parentale en procédure machinale, si ce n’est en jouissance hygiéniste) parce qu'on nous a dit qu’il fallait, parce que ça diminue avantageusement les rencontres avec les dentistes, et, accessoirement, parce que ça nous donne une haleine fraîche.

L’écriture, c’est pareil.

D’un côté, vous avez les désagréments : vous restez coincés chez vous alors qu’il fait beau dehors et que vos copains sont allés se baigner avec des jolies filles. A moins que vous n’éprouviez pas d’attirance pour le beau sexe ? Ou que vous estimiez que vous n’avez pas la moindre chance.            Ça ne vient pas, c’était bien parti mais vous ne voyez plus du tout comment passer au 2e chapitre. Vous vous rendez bien compte que tout ce que vous avez pondu, qui vous animait d’une ardeur écrivante féroce et joyeuse ne vaut pas un clou, à la relecture. Et vous êtes conscient que vos chances de signer chez Gallimard sont aussi minces que celles d’un blédard de Nouakchott de décrocher un contrat à la Mbappé.

Ou alors, non, justement : vous n’êtes absolument pas conscient des réalités, de la masse visqueuse de manuscrits qui stagne à l’entrée des maisons d’édition, des montagnes vertigineuses de romans invendus qui finissent au pilon, et vous partez la fleur au fusil, et vous ne doutez pas de votre bonne étoile …

Ça expliquerait bien des choses.

Vous vous dites que si Camus, fils de femme de ménage, et Ernaux, fille d’épiciers, ont pu empocher le Nobel, pourquoi pas vous ? Se fader l’écriture d’un roman à succès, ça peut payer ! Ils sont quelques-uns à avoir troqué l’ennui de la salle de classe contre les émois de l’édition, les Pennac, Gavalda, Ernaux ... Un célèbre auteur à succès, justement, accoutumé à faire pleurer dans les chaumières, avait pu payer sa piscine en écrivant sur les pauvres, toujours ça de gagné. Quant aux Levy ou Musso, la question de savoir pourquoi ils « aiment écrire » ne se pose même plus … Ils ont trouvé le filon, et ils creusent.

S’il a du succès, votre chef-d’œuvre … Des armées de gamins crachent fébrilement de la Fantasy en espérant que se produise pour eux le miracle Rowling. Ils se ruent sur des sites où on leur révèle la recette du suspense décoiffant, ils deviennent des pros du « climax » bien tempéré, le concept à la mode. Parce qu'en plus, ça rend célèbre. La notoriété étincelante du Grand Ecrivain ! La gloire (éphémère) des Prix innombrables ! La quintessence décidée en petit comité dans les ors chics d’un restaurant réputé, on se rengorge et on s’académise entre gens convenables : désintéressée par essence, la littérature, de purs esprits, dissertant à l’envi sur de nobles sujets, à moins qu’on ne tente le grand frisson des files de lecteurs admiratifs, « j’aime beaucoup ce que vous faites », dans l’arrière-salle d’une librairie de province …

La littérature est un temple où l’on n’évoque qu’en chuchotant le nom sacré des idoles : ici, Saint Proust nous toise de Son accablante supériorité, à côté un groupe de fidèles se pâme aux pieds de Saint Houellebecq. La statue de Saint Montherlant est un peu délaissée … Saint Modiano, Saint Stephen King, Sainte Amélie Nothomb, Ora pro nobis ! Ses allées donnent le tournis, on ne sait plus auquel se vouer, parmi les cris extatiques des fans, chacun prêchant pour sa paroisse. Un Mausolée.  Tout le capharnaüm des anciens dieux, dont les bustes oubliés gisent au milieu des étoiles montantes. Pas un jour sans que naisse un futur Prophète. Les choses les plus belles, les plus prometteuses, il faut que les humains les transforment en Cultes. Quoi qu’ils fassent, ils adorent adorer : ils ne peuvent vivre que prosternés. Il faut qu’ils divinisent leur plaisir : ce que j’aime est, nécessairement, au-dessus de tout le reste. Supérieur et incontestable. Vous en doutez ? Mécréants que vous êtes ! Aveugles à la vraie Foi.

Combien sont-ils à scribouiller dans l’espoir de décrocher le miroir aux alouettes ? Même si, à 3000 exemplaires (donc autant d’euros, à quelques cents près) le tirage moyen d’un premier roman, dont moins d’un sur cent trouve preneur chez les éditeurs, mieux vaut avoir la foi bien accrochée. Prendre un billet de Loto semble un pari plus raisonnable …

Mais, tout le monde vous le dira, ce n’est pas pour de si triviales, sordides raisons qu’on prend la plume, qu’on entre en Ecriture ! On joue du piano non pour se produire à la salle Pleyel, mais parce que ça fait plaisir. Moins peut-être à l’entourage immédiat, quand le doigté est approximatif, mais le clavier à mots a au moins cet avantage d’être relativement silencieux.

De quel bois, ce plaisir, que d’autres trouvent plus sûrement à faire du tricot ou du parapente, jouer à la belotte ou s’épuiser les bronches à courir comme des dératés ? Les voies du plaisir sont impénétrables, et bizarrement polymorphes.

Détaché des préoccupations terre-à-terre, le Grand Ecrivain éclaire ses semblables de ses lumières. Je pense donc j’écris. Et je pense rejoindre ainsi peut-être l’Olympe des Montesquieu, Voltaire, Flaubert, Zola. Ou Coelho : il eût été dommage que l’Humanité fût privée de tant d’idées décisives. C’est mon côté bienfaiteur. Même si la survenue des progrès sociaux et politiques semble davantage tenir aux transformations matérielles qu’aux textes célèbres qui les ont annoncés, plus qu’engendrés …  L’abolition de l’esclavage suit de plus près les chutes de rentabilité des exploitations négrières que la publication de L’Esprit des Lois : on se complaît au mythe gratifiant de l’intellectuel guidant le Peuple, mais, depuis que le monde est monde, à quelques jours près, ce sont toujours les mêmes dénonciations (incantations ?) qui, de l’Antiquité à nos jours, vitupèrent les bassesses humaines, matière heureusement inépuisable. Le « Ridendo castigat mores» de Molière, « contestataire » d’abord soucieux de plaire à son roi, s’il fait rire, châtie assez peu, en réalité. Ce sont toujours les mêmes travers que le moraliste, à toute époque, entreprend de corriger. La grande mission humaniste d’une littérature transformatrice du monde semble surtout relever de l’argument éditorial, nos Grands Auteurs y croyant fort peu eux-mêmes : tel Monsieur de Voltaire, raillant la noblesse qu’il finit par se faire conférer, ou les sacrements de l’Eglise, qu’il craignait plus que tout de ne pas recevoir … L’écriture, c’est d’abord une posture. Une imposture. En littérature, écrivains et lecteurs se paient souvent de mots. Prétendent communier dans la contemplation de quelques vérités supérieures, vite délaissées, voire reniées, au quotidien. Tel applaudit dans ses discours les iconoclastes saillies d’un Rabelais, l’insolence d’un Beaumarchais, les immoralités sulfureuses d’un Choderlos de Laclos : mais ne conçoit pas que ses subordonnés et proches ne lui obéissent pas, dans le plus strict respect de la hiérarchie. L’amour ardent de toutes les libertés vaut le temps d’un plateau-télé, d’un symposium universitaire, d’un dîner en ville. Simulacres. Solennel bal des faux-culs.

Comment, dès lors, aimer encore écrire ? Une fois dissipés les voiles de l’illusion. A quoi bon ? Pour quels effets possibles ? Limiter ses attentes, peut-être. Assembler une histoire qui distraira quelques instants. Forger un peu de beauté. Ou beaucoup contribuer à épaissir la bêtise endémique : être cette « auteure qui a déjà inspiré plus de 2 millions de lecteurs » … !

Et pourtant, c’est plus fort qu’eux, il faut qu’ils écrivent. Qu’ils espèrent une fortune hypothétique, une gloire passagère ou une influence incertaine, il faut qu’ils suent des mots, qu’ils suintent des histoires, qu’ils éructent des formules immortelles …

Ça tient de la chimie intestinale. Ça procède des macérations viscérales de nos émotions, frustrations, de tout ce dont on croyait pouvoir jouir et qui nous échappe. Ça écrit sur les parois immémorielles le bison convoité, l’auroch espéré, le mammouth redouté.

On écrit le réel pour l’invoquer, c’est sorcellerie de qui croit posséder le monde en le peignant. C’est une incantation : ça chante, l’écriture, les peurs et les défaites de vivre. C’est des signes pour savoir si on existe.

Et, si on n’existe pas, pour s’inventer.

 

                                                                                                             

samedi 21 janvier 2023

Youssef Salem a du succès


 

 

 

 

 

 Et c'est mérité ! Trouvé drôle, pertinent, impertinent : ça brocarde "l'identité arabe" (et les fantasmes identitaires en général), ça étrille les woke, ça se fout de la gueule de la littérature paillettes mondanités, et de ces mornes obsessions de la célébrité : ça respire, ça fait du bien !

lundi 26 décembre 2022

Théorie des mécanismes de prédation

 

                                               Théorie des mécanismes de prédation

 

 

L’erreur de la plupart des théories me paraît être de postuler un Bien et un Mal en soi (que chacune, d’ailleurs, définit de manières contradictoires), là où il serait plus efficace, plus pertinent, de ne discerner que des processus aussi déterminés que ceux qui gouvernent les autres états de la matière, le minéral, le végétal et l’animal.

 Voltaire et Rousseau, par exemple, débattent pour savoir si l’Homme est fondamentalement bon ou mauvais. Il n’est pour moi ni l’un ni l’autre, pas plus que l’animal qui chasse pour assurer sa subsistance, sa survie et sa reproduction. Les êtres vivants tendent « simplement » vers ce qui leur paraît le gain maximum. Ce qui nécessite des stratégies, programmées (résultat des sélections génétiques) ou peaufinées par l’expérience. Là où les systèmes moraux, religieux et philosophiques croient pouvoir discerner des gens mauvais, méchants, et d’autres (la plupart) qui seraient mus par des motivations plus positives, « nobles », « généreuses », je ne repère qu’une palette de stratégies motivées par des mécanismes semblables.

 

Qui ne se réduisent pas à la dévoration de l’autre : toutes les espèces, y compris végétales, sont capables de collaboration, d’alliances, lorsqu’elles sont plus efficaces. Beaucoup de prédateurs ont des techniques de chasse en groupe, dans l’exécution desquelles ils n’attaquent que leurs proies, en suspendant, provisoirement, la compétition interne au clan.

Les espèces les plus sociables, qui misent leurs chances de survie sur la collaboration du groupe, développent des attitudes de soutien mutuel, chez leur progéniture notamment. Mais dans la limite de leur intérêt propre.

 

L’élaboration d’une « morale », d’un code comportemental qui prescrit et proscrit les actes à accomplir, peut être comprise comme une tentative de réguler les pulsions, en valorisant celles qui sont utiles au groupe et prohibant celles qui lui nuisent.

Le dénominateur commun de tous les décalogues est la répression du seul assouvissement du plaisir individuel, aux dépens des autres (moyen d’abaisser la conflictualité, donc les risques de blessures ou de mort et de soi-même : les interdits « moraux » du vol, du meurtre, du mensonge jouent (mal !) un rôle d’apaisement social, condition d’une prospérité individuelle et collective.

L’humain, plus que d’autres espèces, a la capacité adaptative d’un retour réflexif sur ses actes, de s’en faire des représentations, et d’affiner ainsi ses stratégies.

 

Mais cette couche artificielle, culturelle, articulée dans le langage, de signaux régulateurs des comportements, n’abolit pas la détermination première : celle de l’intérêt, dont la composante essentielle est le plaisir (avec la survie).

Il en résulte que ces valeurs morales, établies en modèles, présentant un but à atteindre, déjà en conflit entre elles (il est interdit de tuer, ou mentir, sauf dans de nombreux cas, validés socialement …), et avec la réalité (quand par exemple ne pas voler fait courir un risque de mort), entrent très fréquemment dans un conflit encore plus violent avec le principe de plaisir. Dans ces trois cas, l’individu s’arrange (plus ou moins bien, non sans séquelles, comme le sentiment de culpabilité, fonctionnant comme un frein) de la contradiction en inventant un contournement langagier de l’interdit : ce que la morale lui interdisait de faire, il peut l’accomplir pour un « bien supérieur », celui « de la société », ou d’une entité transcendante opportunément inventée. Voire pour le bien de la personne à laquelle il est en train de nuire, bien ultérieur dont il a autorité pour décider qu’il est plus à même de le percevoir que sa victime. (le « c’est pour ton bien »)

 

Très souvent, néanmoins, un individu peut s’affranchir du conditionnement moral qu’il a reçu, et assumer de choisir l’acte nuisible à l’autre dont il retire un gain (plaisir, pouvoir) : « ils l’ont bien mérité, ou ce n’est pas si grave, ou tant pis pour eux. »

Et ce d’autant plus facilement que son empathie, mécanisme de régulation qui favorise la cohérence du groupe, est faible. Ou si la force du désir pour ce qu’il convoite emporte tous ses barrages.

La conscience de l’autre, c'est à dire la capacité à percevoir ce qui est bon pour l’autre, est également un frein à la réalisation du plaisir aux dépens d’un autre : son faible développement favorise à l’inverse la prédation (mais nous sommes « capables », lorsque l’espoir de gain est fort, d’anesthésier momentanément cette conscience).

 

Ce qui complexifie ces mécanismes, c’est la diversité contradictoire de ce qui peut constituer (ou le sembler) un « gain » : nous tendons à acquérir  ce qui peut favoriser notre survie (besoins primaires), notre pouvoir (possibilités de gains futurs) et notre plaisir.

Or ces trois buts entrent fréquemment en conflit, dans tous les domaines. La nourriture fortifie le corps (l’humanité a systématiquement sélectionné ce qui améliorait l’apport calorique), mais peut aussi bien l’altérer, si nous donnons la priorité au plaisir gustatif.

L’effort, physique, mental, professionnel, accroît notre efficacité, mais il parfois altère nos facultés ou notre accès au plaisir.

Servir ou aider l’autre participe tout autant à nos gains : en nous attirant des faveurs ou une protection en retour, en satisfaisant notre programmation morale (la satisfaction du devoir accompli, d’avoir « bien agi », parfois renforcée par une valorisation sociale : compliments, reconnaissance, réputation, médailles, etc) ; ou en savourant le plaisir de la personne aidée, si elle a de la valeur pour nous, en tissant du lien, en nous donnant une « utilité », un sens à nos actes.

Altruisme et égoïsme participe du même mécanisme : plaisir et utilité, ce qui ne signifie pas qu’on doive les considérer comme équivalents : ils n’ont pas les mêmes effets sur les autres ni sur nous. Quand nous agissons de façon altruiste, nous savourons un plaisir (comme dans l’acte égoïste), mais ce plaisir aura souvent (pas toujours !) des effets bénéfiques : il nous vaudra (pas toujours …) la valorisation par le groupe, et des attitudes bénéfiques en retour, engendrant un cycle « vertueux ». Là où un comportement égoïste a plus de chances de provoquer soit l’indifférence, soit la désapprobation, voire l’hostilité. A cette aune, il est plus « efficace » d’agir de façon altruiste qu’égoïste. Celui qui agresse les autres court plus de risques d’être agressé en retour, ce qui le place dans un état constant de vigilance, de méfiance, de stress.

Mais la structure de sa personnalité peut justement faire dans certains cas que ce stress même soit une source de plaisir, voire en soit la condition indispensable.

 

La complexité majeure procède surtout, en plus de ces contradictions entre les effets de nos actes, de notre système de représentations : la plupart de nos évaluations de ce qui est un gain ou une perte dépendent avant tout de la perception que nous en avons. Il n’y a pas de plaisir ou de souffrance en soi, même si on peut observer quelques constantes, ou tendances : la plupart du temps, pour la plupart des gens, le manque ou la souffrance physique, la maladie, les blessures, la mort, la solitude, l’hostilité, etc. sont des valeurs négatives, fuies plutôt que recherchées. Et à l’inverse, la satiété, les excitations sensorielles, l’harmonie des relations, les émotions esthétiques constituent des buts partagés.

Mais la culture dans laquelle on a grandi, avec son système de valeurs morales, notre milieu et ses habitudes, les particularismes de notre physiologie et de notre psychisme, les expériences et traumatismes vécus peuvent transformer ce qui est souffrance pour la plupart en plaisir, et réciproquement.

Certains aiment « se faire mal », que ce soit dans le sport ou la guerre, le travail ou les loisirs, pour toutes sortes de raisons, le plus souvent « inconscientes » (insues) : parce qu'ils en retirent une valorisation de leur image, ou un « pouvoir » (dont l’obtention serait indifférente à d’autres), ou un plaisir différé (une meilleure condition physique par exemple) ; ou « pour se punir de quelque chose », ou se conformer à une injonction parentale (parfois imaginaire), être en conformité avec une image de soi, comme l’a bien mis en évidence la psychanalyse.

 

Nous cherchons tous « le plaisir », mais nous ne le trouvons pas tous dans les mêmes sources.

Il n’y a pas des « méchants » et de « braves gens » : mais des personnes qui trouvent leur plaisir dans des comportements qui nous sont plus ou moins profitables, plus ou moins nocifs : plus ou moins compatibles avec notre plaisir, et nous valorisons, en les louant, ceux qui le sont le plus.

« L’ennemi », c’est toujours celui qui nous fait du tort : mais il est l’ami de ceux qui ont les mêmes intérêts que lui (de façon provisoire, souvent, et on assiste à des renversements d’alliances).

Les conflits entre Occident et le reste du monde pourraient illustrer ce système : leurs agressions répondent notamment à notre exploitation éhontée de leurs territoires, et parfois de façon aussi meurtrière.

Ce qui n’implique pas que nous ne pourrions pas choisir, que tous les actes et tous les camps se vaudraient : notre propre intérêt est un critère suffisant. Beaucoup de personnes, formatées par l’impératif moral, ont du mal à se contenter d’une raison aussi pragmatique : ils éprouvent la nécessité, et dans les deux camps, de l’ « anoblir » d’une dimension morale. C’est forcément pour le Bien qu’ils se battent, et non seulement pour leur bien.

 

Cela ne signifie pas non plus que toutes les agressions se valent (et seraient de ce fait légitimes) : ceux qui s’autorisent à assurer leur gain au prix des pertes des autres ne peuvent pas produire un système viable, stable, puisqu’il suscite inévitablement la riposte des victimes. Qu’il s’agisse d’un dirigeant ou d’une classe tyranniques de leur population, d’un agresseur militaire, d’un colonisateur, leur système n’est pas pérenne, il viendra toujours un moment où leur domination sera renversée.

Cela vaut à l’échelle individuelle : ceux qui recherchent leur intérêt en préservant autant que possible celui des autres tissent un lien plus stable, moins exposé à des tensions, et moins dispendieux en énergie gaspillée à contenir la contestation.

 

 

Implications pratiques

 

On peut concevoir deux objectifs essentiels à nos actes : notre conservation biologique et psychique, et la recherche d’un état d’harmonie (objectifs parfois concurrents) : un état de bien-être, de moindre tension, associé à un certain nombre de plaisirs. Etat transitoire, fragile, à rétablir sans cesse.

Les autres jouent un rôle important dans la réalisation de ces objectifs : potentiellement auxiliaires ou adversaires (sans nécessairement qu’ils s’en rendent compte), deux statuts changeants qu’il s’agit d’évaluer.

L’erreur commune est de supposer à priori l’innocuité de la personne rencontrée, voire sa bienveillance : soit d’après son attitude apparente, ses paroles, le ton de sa voix ; soit du fait de son statut : nous tendons à méconnaître, ou à sous-évaluer, les nuisances possibles de nos proches (alors que leur proximité et leur importance affective rendent beaucoup plus forts leurs effets sur nous), associant à tort agression et intentionnalité, méconnaissant le caractère mécanique, situationnel de notre état de concurrence avec eux ; ou de personnes « censées » nous apporter une aide, un service : on pourra se méfier moins de son médecin, banquier, mentor, confesseur, etc. Soit, enfin, que les intentions affichées de l’autre (sa « gentillesse ») nous fassent décider sans vérification qu’elles sont véridiques. Nous sommes souvent tentés de prendre nos désirs (une bienveillance universelle) pour la réalité.

En négligeant le fait que la plupart des gens, même en l’absence d’hostilité volontaire, sont peu conscients des effets négatifs qu’ils produisent sur les autres : le voisin bruyant « qui ne se rend pas compte », l’ami indélicat, le collègue directif, etc. Et que, en cas d’intentions hostiles, l’habileté minimale consiste à les déguiser sous les apparences de la plus entières cordialité.

A l’inverse, il serait tout aussi aberrant de présupposer une agression dans toute rencontre, et cet état de paranoïa serait un obstacle majeur à notre sentiment d’harmonie, nous tenant en permanence en alerte, sur nos gardes.

On ne sait pas qui est susceptible de nous faire du tort : il suffit de conserver une réserve de bon sens, comme nous le faisons face à une autre espèce vivante. Tous les chiens ne se précipitent pas sur nous pour nous mordre, mais on sait que leurs réactions peuvent être imprévisibles, mues par des ressorts qui nous échappent, une peur soudaine, la perception d’un empiètement sur ce qu’ils considèrent comme « leur territoire » … On reste sur ses gardes, on les tient à l’œil.

Les humains aussi ont leurs « territoires » imaginaires, qu’ils peuvent se mettre « à défendre » contre ce qu’ils conçoivent comme une intrusion.

Ils poursuivent surtout leur intérêt, tel qu’ils se le représentent, ce qui peut les amener à se montrer parfois amicaux, serviables, mais aussi indifférents, voire hostiles, l’instant suivant.

Il s’agit donc d’apprendre pour chacun à évaluer ce que nous fait réellement la relation : indépendamment de ce qui a été convenu, affiché, si elle nous renforce, enrichit, réjouit, ou si elle nous pèse, nous coûte. C’est souvent un peu des deux, dans des proportions variables selon le moment. A nous d’établir la distance juste, l’attitude en rapport avec le comportement de l’autre : là encore, à ne pas prendre notre désir (d’affection, d’harmonie) pour une réalité qui ne requerrait pas de vérification.

Lorsque nous nous trompons (et c’est fréquent …), des « signes » viennent nous rappeler au réel : nous ne nous sentons pas aussi bien que nous le devrions (que nous l’avions anticipé), le plaisir se mêle de tensions, de frustrations, de mal-être. Cela ne signifie pas forcément que l’allié putatif ourdit de sombres desseins contre nous, mais au moins que nous ne sommes pas en accord sur les modalités de la relation. Prendre conscience de ce hiatus permet d’engager, si c’est possible, un dialogue, de mettre en lumière ce qui fait dissensus, et, si l’autre éprouve un même désir que la relation continue, de parvenir à des accommodements.

 

Savoir que nous sommes inévitablement en conflit potentiel, sans que nous l’ayons même souhaité, nous donne le pouvoir de désamorcer ce conflit. Alors que s’imaginer que nous serions spontanément en paix, en accord, parce que nous l’aurions décidé, ou que la situation l’exige (le couple, le groupe d’amis ou de copains, de collègues, de voisins, d’alliés politiques, etc), rend aveugle à ce qui travaille à nous séparer, à nous dresser les uns contre les autres.

L’état de paix n’est pas naturel (et il est fragile, éphémère), mais nous pouvons le construire. Non pas si chacun « fait preuve de bonne volonté » (trop souvent on se contente de ces bonnes intentions, de cet état déclaratif), mais si chacun fait ce qu’il faut. Ce qui suppose la volonté de modifier ses comportements, et plus encore de la lucidité, quant à ses désirs réels et ceux des autres.

 

Un tel projet commun peut exister, mais il est rare.

Avec les autres, nous ne pouvons, sauf à subir des déboires, désillusions, « trahisons » et déceptions, que nous mettre dans cette posture de « paix armée », de collaboration prudente, à renégocier sans relâche.

Il en va d’ailleurs de même à l’intérieur de ce « groupe hétéroclite » qu’est notre propre psyché, dont les différentes instances n’ont de cesse de conspirer les unes contre les autres, de chercher à prendre le pouvoir sur les autres, sous le couvert souvent des prétextes les plus persuasifs (les plus « nobles »). Il est aisé de « s’abuser soi-même », de s’accorder quelques plaisirs aux dépens d’une part plus essentielle. Il faut bien connaître ses penchants pour les déjouer, et ses besoins véritables pour les réaliser.