mardi 14 mai 2019

L’Invitation


                                            


            Je suis vide comme un tiroir trop plein de chaussettes. Les chaussettes, ça prend de la place, ça déborde. Certaines ont des trous.
Elle me dit : « les chaussettes trouées, il faut les jeter. »
Pourquoi ?
Est-ce que c’est le trou qui défait la chaussette ? A partir de combien de trous peut-on affirmer qu’une chaussette ne remplit pas sa fonction ? Est-ce que ça vaut pour les gens, aussi, quand ils ont des trous on les jette ?

            Quand je suis en visite chez une dame, j’aime bien aller farfouiller dans son tiroir de lingerie. J’effleure l’étoffe douce et légère, encore attendrie du souvenir des seins qu’elle a caressés, frémissante des secrets approchés. Si je venais à être pris, je pourrais toujours prétendre que je me suis trompé de pièce. Alors qu’en fait, je me trouve au cœur du mystère. Quand on reçoit quelqu'un, on devrait toujours l’inviter à fouiller dans nos tiroirs. Là, l’invité se sentirait bien accueilli. A quoi bon aller chez l’autre, si ce n’est pas pour faire connaissance ?
Alors que les petites culottes sont rarement montrées, sinon à un public trié sur le volet, , elles rivalisent parfois dans la diversité des couleurs, des formes, échancrées ici, ténues ailleurs, et des motifs de la dentelle, de l’intensité de la transparence ou de l’opacité.
Comme si la dame voulait que demeurent dissimulés sa gaieté, son exubérance, ses désirs de s’exhiber. Elle doit bien rire sous cape, convenable et austère en apparence dans ses vêtements de surface, mais toute libre et imaginative en dessous. Montre-moi ta culotte et je te dirai qui tu es. Comme si elle mettait au défi le voyageur aventureux de découvrir sa vérité profonde, s’il l’ose. C’est de cela probablement que raconte la Quête du Graal.
Il peut arriver qu’une hôtesse ne se soit composé qu’une variation de culottes blanches, en jouant sur les différences de matières et de formes. Il n’y faut pas voir forcément le refus catégorique de toute fantaisie. Mais peut-être la confidence d’un rêve de pureté, comme si l’acte amoureux espéré que transmet cette invite discrète devait être éthéré, effleurement, chorégraphique. A moins qu’il ne s’agisse d’un jeu malicieux : que la belle ne dissimule sous le leurre de la blancheur virginale les tempêtes d’une nature tumultueuse.

            Le voyage au fond du tiroir se fait aventure, rêverie, chemin mystique vers l’être.
Il arrive que je découvre, sagement pliées entre les étoffes, quelques mots doux, quelques lettres intimes, que je ne déplie, en m’asseyant plus à mon aise sur le bord du lit, que si je suis assuré que la maîtresse de maison est durablement occupée en cuisine. Je tiens à ne pas paraître indiscret.
Je découvre alors quelque romance, quelque idylle ancienne pieusement conservée dans son alcôve sensuelle, ou quelque aventure en cours, illégitime et soigneusement soustraite aux regards. Je deviens le témoin attentif d’une âme qui s’épanche, le confident inespéré de moments essentiels, dont je recueille la mémoire. J’écoute les tourments de la passion, les méandres d’une histoire difficile, lumineuse ou torrentielle. Si le nombre de lettres est trop important, je dois décider de revenir une autre fois, ou d’en emporter une petite partie pour quelque temps.

            Au bout d’un moment, je reviens dans la pièce principale où celle qui m’invite me demande, avec un sourire : « tu as trouvé tout ce que tu voulais ? »
Je hoche seulement la tête, d’un regard entendu, sans révéler à quel point ma brève escapade m’a permis de faire davantage connaissance que ne me l’eussent permis les propos convenus d’une conversation banale.
Elle ajoute : «  excuse-moi d’avoir été si longue, j’avais deux trois choses à préparer. »
Je la rassure, le temps ne m’a paru long, il m’en eût fallu même davantage pour mener convenablement mon entreprise : il faut du temps, pour connaître les autres.
Fort de mes nouvelles perceptions d’elle, je l’envisage différemment, désormais. Je me plais à la voir d’en dessous, en quelque sorte. Je me demande la couleur et la forme qu’elle a choisies pour me recevoir, dans quelle humeur. Je la devine, et parfois, plus tard dans la soirée, il m’est loisible de confirmer mes hypothèses.
On ne se connaît bien qu’en entrouvrant nos tiroirs.

dimanche 14 avril 2019

"Green Book", film de Farrelly







J'avais raté "Green Book" ! Pourtant, Farrelly ... Pas fait le lien, et puis c'est fastidieux, tous ces superlatifs de criée aux poissons, cette avalanche prescriptrice, ce moralisme insistant et sirupeux : "il faut" aller voir, c'est "génial", etc. Eh ben non : "il" ne "faut" pas : j'y suis allé, et j'y ai pris un vif plaisir, joyeux, tonique. Comme quoi, c'est pas parce que plein de gens aiment que c'est forcément débile. Faut pas se fier aux rumeurs.
J’ai aimé, beaucoup, et c’est pas pour autant que ce sera votre cas. Pas grave, ça se tente, on risque au pire de passer un excellent moment.
La musique, bien sûr : les musiques, plutôt, puisque c’est un des thèmes du film, musique nègre et musique classieuse, comment tout ça se rencontre.
L’originalité : il est astucieux, Farrelly : il manie des clichés, le rital voyou, le Noir qui joue du piano, la brute au bon cœur, mais il transfigure tout ça, il touille, il inverse, il les joue là où on ne les attend pas, il fait du neuf avec du vieux : il atteint l’archétype.
Certains se sont plaints, ou se sont réjouis, c’est pareil, de la « morale » de cette déconstruction du racisme : en ces temps d’unanimisme, où il ne fait pas bon de ne pas « être Charlie », où on se sent héroïque à enfoncer des portes ouvertes, on finirait presque par ne plus oser : trouver le racisme dégueulasse. C’est plutôt ici de l’ordre du jubilatoire : comment il est l’expression naturelle de la bêtise : celle, chichiteuse, des riches aux « bonnes manières », ou celle, plus cash, du prolo mal dégrossi. Et qu’il y a moyen de passer outre, possibilité. Que bêtise et racisme sont solubles dans la musique, l’émotion, le côtoiement, qu’il y ait cette double rédemption du solitaire raffiné et de la brute rouée, l’un par l’autre : pas forcément plausible, mais un vœu.
En tout cas, ça swingue, et c’est drôle.

jeudi 28 mars 2019

Contradiction


L’impermanence est la permanence du monde.
Le recommencement détruit la fin.
Le sourire éventre le visage.
Le don est la capture du menteur.
L’amour est le mensonge de l’égoïste.
La liberté est l’orgueil du faible.
Tout ce qui entrave fait vie. Sans le lien, il n’est pas de possible.
Tout ce qui soumet réveille la force.
Du désir naît la peur.
De l’oubli naît la compassion.
La sagesse est de ne pas savoir.
Le regard est caresse.
Le vent est voyage.
Le songe est la réalité du sage.
Telle est la voie du Tao.

Méditation


                        L’un est multiple et le multiple est un.
Comme un rêve endormi de jungle birmane.
Le cri des singes. Un souffle courbe la forêt de bambous.
Une barque sur le fleuve. Le bruit de l’eau.
La lumière du vide. Odeur d’encens.
Un pas.

Mains ouvertes. Bras ployés : la figure du héron argenté.
Toits verts des pagodes.
Expulser l’air des poumons. Se baigner dans la cascade glacée.
Oublie ton nom.
Oublie qui tu crois être. Efface les treize façons dont tu as été nommé.
La simple lueur d’une chandelle.
Deuxième pas.

Se charger de tous les ans. Remonter le fleuve du temps. Retrouver les visages rencontrés. Se remplir de tumulte. Tambours. Accélérer les battements du cœur. Jaillir. Etreindre l’air. Griffer le silence. Haïr ses parents. Ses amis, sa progéniture, ses voisins, l’étranger qui passe.
Mimer la mort.
Trois pas.

Se dépouiller. Oter un à un tous les cris de sa chair. Secouer la poussière. Ne pas comprendre. Ne pas vouloir. Ne plus bouger. Etre la montagne. Cesser de respirer. Cesser de croire. Laisser le silence.
Quatrième et cinquième pas.

Inventer la fleur. Voir l’invisible. Regarder la pénombre à l’intérieur. Imaginer l’autre.
Aucun pas.

Imaginer l’autre. Se renverser en arrière. Ne plus rien savoir. S’allonger par terre. Le bois colle à la peau. L’odeur de cire d’abeille emplit le nez. Le bruit des rires d’enfants emplit l’âme.
Ne plus rien savoir. Accueillir l’aurore.
Sixième pas.

Le corps se soulève au-dessus du sol. L’âme se soulève au-dessus du corps. L’être se soulève au-dessus de l’âme.
Etre vide. Se mélanger aux particules du monde. N’être rien.
Et de ce rien, naître.

Douzième pas.