lundi 13 février 2017

les couleurs de l'intime



Tout le monde, presque, veut de l’intime. C’est seulement une question de distance. Tout le monde est poussé à s’approcher de l’autre, au moins un peu, plus ou moins, 1, 2, 3 soleil : comme les corps, celui-là que je préfère à distance, celui-ci dont je m’approche, je serre la main, ou j’embrasse la joue, ou j’étreins. De certains nous désirons connaître : plus ou moins. Plus près, c’est plus chaud, trop, parfois, on se recule. Certains préfèrent ne s’approcher qu’à distance : question de distances, rares ceux qui ont désir et courage d’entrer dans la lumière de l’autre, peur de se brûler à son aura. Peur et désir de se trouver au pied de son âme, splendide et effrayante. Par les mots. La poésie est la parole qui se tient au plus près. Quand les mots sortent de la sagesse du récit, s’éparpillent en étincelles tout autour, risque de s’enflammer à son tour, que le feu gagne. Ce n’est pas l’ombre qui effraie le plus, c’est la lumière des âmes.

Question d’importance. Quand l’autre devient important. Qu’il n’est plus interchangeable, plus juste un autre, mais cet autre, que je connais désormais, et qui compte.
Le manque, ce n’est pas de n’être pas aimé, tout le monde aime un peu, plus ou moins : c’est de ne pas compter. Ce qui est important, c’est quand ça compte de dire à l’autre, de partager cela, des joies et des souffrances, c’est quand le mot on veut le donner, on veut entendre ses mots, sa musique, sa présence, sa souffrance et sa joie.
C’est quand le chant de l’autre s’éploie autour de nous, en nous, orbe de lumière

C’est quand le silence de l’autre, à nos côtés, est plus beau que les tumultes

samedi 12 novembre 2016

Moi, Daniel Blake

Moi, Daniel Blake

Chouette film ! Rude mais sobre, relevé d’humour. Constat impeccable, implacable, des aberrations abominables de notre monde « libéral ».
On sort avec l’envie « d’aller se battre » … contre qui ?
Mais c’est tonifiant, ça réveille, au milieu de toutes les couillonnades sur les écrans en ce moment, qui parlent de rien, nous enfument, doses de laudanum pour endormir les consciences !

lundi 10 octobre 2016

le harcèlement des cyborgs



Violence. Violence. Violence.
Violence partout.
"Tu te fous de ma gueule". Violent.
J’essayais de t’aider, Fréd !

Tu les vois, Fréd, les cyborgs ? Les cyborgs partout ?

« Mesdames Messieurs les chefs d'établissements,

Je vous rappelle que le  jeudi 03 novembre, jour de rentrée des congés de  Toussaint,  sera la journée nationale contre le harcèlement et portera plus particulièrement sur le cyberharcèlement et les cyberviolences. »

Ça craque de partout. Ils en ont mis partout. Tu ne peux pas les reconnaître. Ils sont presque comme nous. Mais pas tout à fait. Ils leur ont donné notre apparence. Mais y a un bug. Un huge bug. Es-tu un cyborg, Fréd ?
Quelqu'un a tagué sur les murs, rouge sang : « Non au harcèlement des cyborgs ! »
Ils se déglinguent. Ils se mettent à devenir violents.

« Il serait souhaitable que chaque établissement de notre académie puisse sensibiliser les élèves sur cette grande cause nationale organisant un temps de travail  au sein de votre établissement. »

Ils ont mobilisé les Réservistes. Partout les cyborgs passent à l’attaque. On dénombrerait déjà plus de cent mille morts. Armageddon. Ils ont fait le Golem.
Tu es dans une classe. Ils te regardent. Ils ont ce sourire. Tu vois dans leurs yeux cette violence.
Peut-être Anne était-elle un cyborg. Tu l’as compris, et tu as agi. C’est bien. Avant qu’il ne soit trop tard. Ou toi ? Es-tu un cyborg, Fréd ? Toi aussi tu t’es déglingué ? Et Anne s’en est rendue compte, alors tu l’as éliminée ? Froidement.

« Je vous rappelle que des réservistes peuvent intervenir sur ce thème ; il suffit de cocher dans le tableau dédié à la réserve citoyenne, les champs de compétence "lutte contre le harcèlement" et "santé et prévention des risques" pour accéder à la liste des réservistes  mobilisés pour  intervenir lors de cette journée. »

Ils se mettent à dire : « je voudrais sucer un doigt de Monsieur S. »
Nous devons nous défendre, Fréd, avant qu’il ne soit trop tard. Il est peut-être déjà trop tard.
« Le ministère a créé un site internet : http://www.nonauharcelement.education.gouv.fr   et une page facebook  https://www.facebook.com/nonauharcelementalecole  qui proposent toutes les informations et les outils utiles. »

Flore m’a écrit : « Bonsoir,
Dis moi, où es-tu ?
J'ai vraiment besoin de ton aide. »
Je ne suis pas sûr qu’elle s’en soit tirée. Je n’ai plus de nouvelles. Si : ce mail succinct, froid, ce matin : « Bonjour, Ma messagerie a été piratée. Tout va bien, j'ai pu reprendre en main la situation, elle est à nouveau fonctionnelle. »
Ils ont repris le contrôle. Ils effacent les traces.

« Enfin je vous annonce le quatrième concours "non au harcèlement  2016:2017  et vous trouverez toutes les informations  à l'adresse suivante :

En vous remerciant de votre engagement


Alfred Dreyfus

Proviseur Vie Scolaire »

C’est le dernier combat pour la survie de l’humanité. Est-ce que tu es avec nous, Fréd ? Est-ce que nous pouvons compter sur toi ?

samedi 10 septembre 2016

Les Enfers minuscules




Tout est lié : le rapport au temps. Le rapport au désir. Le rapport à la mort. Le rapport à l’autre. Le rapport au corps. Chaque prison en suscite une autre. Chaque enfermement nécessite un autre enfermement, chaque peur un interdit, chaque culpabilité une loi. Un contrôle, une répression, un lieu de closure pour la sanction, des stratégies de mensonge pour tromper la loi. Une surveillance universelle, où la grammaire est la police de la langue. Il faut/Il ne faut pas. Le licite et l’illicite. La tentation et la soumission, comme un cercle de honte. L’Enfer est lieu absolu, idéal, le paroxysme de la Loi : on y punit, on y expie, on y arrache l’humaine condition comme une essence haïe, par la torture des chairs, plus et mieux qu’en aucun lieu du monde. L’Enfer est le Paradis des Prophètes, des Prédicateurs, des Guides de la Vertu, des Gardiens du Temple, des Défenseurs de la Foi, des Commissaires du Peuple. Là, l’humanité toute entière vouée à l’inventivité de leur haine de ce qui vit, bouge, germine, sourd, affleure, s’érige. Extirper le désir. Il faut enfermer le plaisir. Etouffer le rêve. C’est le triomphe de la rectitude, la négation parfaite de ce qui erre, de ce qui aspire. Là, toute volonté enfin est abolie. La fin de l’être. Il n’y a plus que des files infinies de prisonniers, dans l’attente hébétée de leur punition, dans l’écrasement de leur révolte. Il n’y a plus de « Je », qu’une entière et absolue impersonnalité. L’éternité vouée à l’expiation.
Le monde des encore en vie est rempli de petits Enfers juxtaposés. Assignation à de minuscules parcelles de vie qui tentent d’en éradiquer déjà le souffle. Alignement des bureaux qui enferment les gestes. Enveloppement des corps dans l’étoffe opaque des vêtements. Encadrement des relations soumises aux convenances. Découpage rigide du temps en segments identiques et répétés. Plus « une vie », déployée dans l’erratique des possibles, mais chaque heure, chaque jour, semaine, mois, saison, année, dûment estampillés, numérotés, ordonnancés, dans un décompte macabre. Emboîtements de l’espace en villes, quadrillées de rues, divisées en logements, constitués de pièces. Autant de cases à franchir à qui voudrait atteindre l’autre, labyrinthique Jeu de Loi. A chaque cellule, son préposé au contrôle de l’ordre. Autant de vigiles des franchissements de la ligne interdite. Chaque violation, chaque manquement est l’objet d’un rappel à l’ordre, d’une menace de châtiment : la montre veille sur les retards, les règles sur l’expression, les convenances sur les écarts de conduite. Tout enréglementé et gare à qui transgresse. Il se trouvera toujours un contrôleur pour s’assurer que le voyageur est en règle : il s’agit tôt ou tard de montrer ses papiers, l’identité est affaire de carte, les connaissances acquises de diplômes, le tourisme de réservation, le jeu a ses règles, le sport ou la baignade ses règlements, tout comme la bonne tenue de son compte bancaire ou de ses démarches administratives. La communauté se rassemble sous le drapeau. Elle se désigne par un nom, exclusif, comminatoire. Il est peu d’actes qui ne doivent s’accomplir dans les formes, qui ne requièrent au préalable de multiples enregistrements et autorisations, qu’il s’agisse de naître ou de mourir, de se mettre en couple ou de passer une frontière, de prendre ou de quitter un logement. Il faut un ticket pour entrer dans une salle de spectacle, tenu de rejoindre sa place, comme les parkings ou les cimetières ont les leurs, chèrement acquises, âprement défendues. Il y a des habits pour le travail, et d’autres pour la plage, d’autres encore pour les cérémonies. On peut être nu sous sa douche, en pyjama dans son lit, en robe de chambre pour accueillir le facteur, mais en tenue de détente pour ses amis, moins relâchée pour recevoir ses beaux-parents, en costume au bureau et sur son trente et un pour les Grandes Occasions.
On taille les haies, comme les cheveux, on tire les jardins au cordeau, on range sa chambre et on met de l’ordre dans ses papiers : tout ce qui dépasse attire l’attention, nourrit un soupçon d’existence, d’indiscipline, d’hérésie. Pas une parole plus haute que l’autre. Point de salut hors de la mode, comme de l’Eglise. Il y a des pensées convenables, reconnaissables à ce qu’elles ne font pas de vagues lorsqu’elles sont énoncées.
Malheur à qui s’y trompe, il se signalera à l’assemblée vigilante de ses voisins comme un original, un dissident, un réfractaire, un opposant : celui qui n’a pas le code est étranger. S’il sort du rang, il dérange, il inquiète : il devient suspect.
Il y a des heures pour rendre visite. Le jour pour se promener, la nuit pour dormir. Un temps pour tout : l’heure de manger, l’heure de partir au travail, l’heure du film à la télé. Elles ne sauraient être interchangées, celui qui déroge s’offre à la vindicte. Il n’est pas comme tout le monde. Il ne fait pas comme les autres. Peut-être ne se soucie-t-il pas du bien commun. Il fait désordre.
Même le désordre a sa mesure. Un peu de désordre divertit. A condition qu’il soit léger et éphémère. On tolère les insolences du bouffon. Les audaces du génie. Les excentricités de l’artiste. Les étourderies du distrait. A chaque petit désordre sa case, sa cause, le désordre se doit d’être ordonné, motivé, justifié, répertorié, à condition qu’à la fin tout redevienne comme avant. L’écart du fou, plus inquiétant, plus irrémédiable, requiert une case plus définitive, un encasernement de protection. Faute de pouvoir le ramener à la raison, on le contraint au moins à la camisole, puisqu’il ne saurait se contraindre lui-même. Il est toléré de petits espaces de liberté, pourvu qu’ils soient indolores et nettement délimités. Des salles pour les fêtes, et des jours dédiés, des musées pour les arts, ou des livres, rien qui ne se soumette en fin de conte aux lois du marché et à l’édification des consciences. Ce sont petites révoltes pour rire, bénignes  explosions d’une rage toute artistique : la hargne du rappeur ou le riff du rocker se confinent à la scène ou à la plage du disque, comme le spleen du poète au recueil ou la pensée révolutionnaire à l’essai. Ce sont coups de frayeur pour rassurer, simulacres de chaos pour éprouver, par contraste, la permanence quiète de l’ordre.