Pourquoi écrit-on ? On se le
demande …
C’est une question énervante,
comme un moustique qui persiste à vrombir à nos oreilles sans qu’on parvienne à
distinguer où il se cache.
Le mieux, c’est de recourir à la
méthode systémique : personne sait ce que c’est, et ça impressionne.
Pourquoi on se lave les dents,
pourquoi on joue du piano ? (j’ai pris le piano, bien connu sous nos
latitudes, mais ça aurait marché aussi avec l’accordéon diatonique, le djembé ou
le guembri. Entre autres.) Pourquoi on fait quoi que ce soit ?
Y a qu’à comparer : ce qui
vaut pour les uns doit bien marcher aussi pour l’autre.
Mais pourquoi au fait se demander
pourquoi on écrit ?
Parce que c’est chiant. Sinon, on
poserait pas la question. On prendrait son pied et ça irait de soi.
Mine de rien, on a bien
avancé : on se lave les dents (ce qui est fastidieux, au début au moins,
avant que l’habitude et la résignation n’aient transformé l’injonction
parentale en procédure machinale, si ce n’est en jouissance hygiéniste) parce
qu'on nous a dit qu’il fallait, parce que ça diminue avantageusement les
rencontres avec les dentistes, et, accessoirement, parce que ça nous donne une
haleine fraîche.
L’écriture, c’est pareil.
D’un côté, vous avez les
désagréments : vous restez coincés chez vous alors qu’il fait beau dehors
et que vos copains sont allés se baigner avec des jolies filles. A moins que
vous n’éprouviez pas d’attirance pour le beau sexe ? Ou que vous estimiez
que vous n’avez pas la moindre chance.
Ça ne vient pas, c’était bien
parti mais vous ne voyez plus du tout comment passer au 2e chapitre.
Vous vous rendez bien compte que tout ce que vous avez pondu, qui vous animait
d’une ardeur écrivante féroce et joyeuse ne vaut pas un clou, à la relecture.
Et vous êtes conscient que vos chances de signer chez Gallimard sont aussi
minces que celles d’un blédard de Nouakchott de décrocher un contrat à la Mbappé.
Ou alors, non, justement :
vous n’êtes absolument pas conscient des réalités, de la masse visqueuse de
manuscrits qui stagne à l’entrée des maisons d’édition, des montagnes
vertigineuses de romans invendus qui finissent au pilon, et vous partez la
fleur au fusil, et vous ne doutez pas de votre bonne étoile …
Ça expliquerait bien des choses.
Vous vous dites que si Camus,
fils de femme de ménage, et Ernaux, fille d’épiciers, ont pu empocher le Nobel,
pourquoi pas vous ? Se fader l’écriture d’un roman à succès, ça peut payer !
Ils sont quelques-uns à avoir troqué l’ennui de la salle de classe contre les
émois de l’édition, les Pennac, Gavalda, Ernaux ... Un célèbre auteur à succès,
justement, accoutumé à faire pleurer dans les chaumières, avait pu payer sa
piscine en écrivant sur les pauvres, toujours ça de gagné. Quant aux Levy ou Musso, la question de savoir pourquoi ils
« aiment écrire » ne se pose même plus … Ils ont trouvé le filon, et
ils creusent.
S’il a du succès, votre
chef-d’œuvre … Des armées de gamins crachent fébrilement de la Fantasy en
espérant que se produise pour eux le miracle Rowling. Ils se ruent sur des
sites où on leur révèle la recette du suspense décoiffant, ils deviennent des
pros du « climax » bien tempéré, le concept à la mode. Parce qu'en
plus, ça rend célèbre. La notoriété étincelante du Grand Ecrivain ! La
gloire (éphémère) des Prix innombrables ! La quintessence décidée en petit
comité dans les ors chics d’un restaurant réputé, on se rengorge et on
s’académise entre gens convenables : désintéressée par essence, la
littérature, de purs esprits, dissertant à l’envi sur de nobles sujets, à moins
qu’on ne tente le grand frisson des files de lecteurs admiratifs, « j’aime
beaucoup ce que vous faites », dans l’arrière-salle d’une librairie de
province …
La littérature est un temple où
l’on n’évoque qu’en chuchotant le nom sacré des idoles : ici, Saint Proust
nous toise de Son accablante supériorité, à côté un groupe de fidèles se pâme
aux pieds de Saint Houellebecq. La statue de Saint Montherlant est un peu
délaissée … Saint Modiano, Saint Stephen King, Sainte Amélie Nothomb, Ora pro
nobis ! Ses allées donnent le tournis, on ne sait plus auquel se vouer,
parmi les cris extatiques des fans, chacun prêchant pour sa paroisse. Un
Mausolée. Tout le capharnaüm des anciens
dieux, dont les bustes oubliés gisent au milieu des étoiles montantes. Pas un
jour sans que naisse un futur Prophète. Les choses les plus belles, les plus
prometteuses, il faut que les humains les transforment en Cultes. Quoi qu’ils
fassent, ils adorent adorer : ils ne peuvent vivre que prosternés. Il faut
qu’ils divinisent leur plaisir : ce que j’aime est, nécessairement, au-dessus
de tout le reste. Supérieur et incontestable. Vous en doutez ? Mécréants
que vous êtes ! Aveugles à la vraie Foi.
Combien sont-ils à scribouiller
dans l’espoir de décrocher le miroir aux alouettes ? Même si, à 3000
exemplaires (donc autant d’euros, à quelques cents près) le tirage moyen d’un
premier roman, dont moins d’un sur cent trouve preneur chez les éditeurs, mieux
vaut avoir la foi bien accrochée. Prendre un billet de Loto semble un pari plus
raisonnable …
Mais, tout le monde vous le dira,
ce n’est pas pour de si triviales, sordides raisons qu’on prend la plume, qu’on
entre en Ecriture ! On joue du piano non pour se produire à la salle
Pleyel, mais parce que ça fait plaisir. Moins
peut-être à l’entourage immédiat, quand le doigté est approximatif, mais le
clavier à mots a au moins cet avantage d’être relativement silencieux.
De quel bois, ce plaisir, que d’autres trouvent plus sûrement
à faire du tricot ou du parapente, jouer à la belotte ou s’épuiser les bronches
à courir comme des dératés ? Les voies du plaisir sont impénétrables, et bizarrement
polymorphes.
Détaché des préoccupations
terre-à-terre, le Grand Ecrivain éclaire ses semblables de ses lumières. Je
pense donc j’écris. Et je pense rejoindre ainsi peut-être l’Olympe des
Montesquieu, Voltaire, Flaubert, Zola. Ou Coelho : il eût été dommage que
l’Humanité fût privée de tant d’idées décisives. C’est mon côté bienfaiteur.
Même si la survenue des progrès sociaux et politiques semble davantage tenir
aux transformations matérielles qu’aux textes célèbres qui les ont annoncés,
plus qu’engendrés … L’abolition de
l’esclavage suit de plus près les chutes de rentabilité des exploitations
négrières que la publication de L’Esprit
des Lois : on se complaît au mythe gratifiant de l’intellectuel
guidant le Peuple, mais, depuis que le monde est monde, à quelques jours près,
ce sont toujours les mêmes dénonciations (incantations ?) qui, de
l’Antiquité à nos jours, vitupèrent les bassesses humaines, matière heureusement
inépuisable. Le « Ridendo castigat mores» de Molière,
« contestataire » d’abord soucieux de plaire à son roi, s’il fait
rire, châtie assez peu, en réalité. Ce sont toujours les mêmes travers que le
moraliste, à toute époque, entreprend de corriger. La grande mission humaniste
d’une littérature transformatrice du monde semble surtout relever de l’argument
éditorial, nos Grands Auteurs y croyant fort peu eux-mêmes : tel Monsieur
de Voltaire, raillant la noblesse qu’il finit par se faire conférer, ou les
sacrements de l’Eglise, qu’il craignait plus que tout de ne pas recevoir …
L’écriture, c’est d’abord une posture. Une imposture. En littérature, écrivains
et lecteurs se paient souvent de mots. Prétendent communier dans la
contemplation de quelques vérités supérieures, vite délaissées, voire reniées,
au quotidien. Tel applaudit dans ses discours les iconoclastes saillies d’un
Rabelais, l’insolence d’un Beaumarchais, les immoralités sulfureuses d’un
Choderlos de Laclos : mais ne conçoit pas que ses subordonnés et proches
ne lui obéissent pas, dans le plus strict respect de la hiérarchie. L’amour
ardent de toutes les libertés vaut le temps d’un plateau-télé, d’un symposium
universitaire, d’un dîner en ville. Simulacres. Solennel bal des faux-culs.
Comment, dès lors, aimer encore
écrire ? Une fois dissipés les voiles de l’illusion. A quoi bon ?
Pour quels effets possibles ? Limiter ses attentes, peut-être. Assembler
une histoire qui distraira quelques instants. Forger un peu de beauté. Ou
beaucoup contribuer à épaissir la bêtise endémique : être cette
« auteure qui a déjà inspiré plus de 2 millions de lecteurs »
… !
Et pourtant, c’est plus fort
qu’eux, il faut qu’ils écrivent. Qu’ils espèrent une fortune hypothétique, une
gloire passagère ou une influence incertaine, il faut qu’ils suent des mots,
qu’ils suintent des histoires, qu’ils éructent des formules immortelles …
Ça tient de la chimie
intestinale. Ça procède des macérations viscérales de nos émotions,
frustrations, de tout ce dont on croyait pouvoir jouir et qui nous échappe. Ça
écrit sur les parois immémorielles le bison convoité, l’auroch espéré, le
mammouth redouté.
On écrit le réel pour l’invoquer,
c’est sorcellerie de qui croit posséder le monde en le peignant. C’est une
incantation : ça chante, l’écriture, les peurs et les défaites de vivre.
C’est des signes pour savoir si on existe.
Et, si on n’existe pas, pour
s’inventer.