mercredi 8 juin 2016

- Le roman du mariage, Jeffrey Eugenides

Afficher l'image d'origine Editions de l'Olivier (2013)

                   

Roman riche dans la veine de cet auteur américain (dont on connaît Virgin Suicides, porté à l'écran - lire aussi le formidable Middlesex !) : humour, parfois grinçant, fresque d'une époque (les Etats-Unis des années 70-80) et d'un milieu (les campus universitaires : bel écho des thèses littéraires à la mode en ces années-là, les amphigouris du post-modernisme structuraliste !). Tout cela raconté à travers les points de vue alternés, entrecroisés de trois étudiants, deux garçons et une fille, trio amoureux touchant et maladroit.
Eugenides a ce talent, ce toucher d'écriture qui lui permettent d'aborder des sujets complexes de façon légère, de broder ses personnages à petites touches, de restituer un monde, une atmosphère par la précision et l'originalité des détails.
Une belle expérience de lecture, que devraient s'offrir particulièrement les jeunes gens qui ont l'âge des personnages ! (et tous les autres, puisque la jeunesse n'a pas d'âge ...)

mercredi 3 février 2016

La Rencontre



                        Eiko pousse la porte et pénètre dans la chambre. Elle doit l’y retrouver. Il n’est pas là. L’amant étranger. Aux larges épaules. Tout ce qu’elle sait de lui. Il a l’air dur et indifférent. Ce n’est pas qu’il lui plaît. Ni qu’il ne lui plaît pas. C’est son indifférence qui lui plaît. Juste un corps. Dont elle ne sait rien. Ne veut rien savoir. Rien imaginer. Pas d’avant, pas d’après. Pas de mots, pas de sentiments, pas de mythe. Surtout pas d’amour. La croyance imbécile en l’amour l’assomme. Le petit culte étriqué des illusions. La pauvre justification pour s’autoriser à la rencontre.
Juste lui et elle. La présence. Lui en face d’elle. Toute la vérité brutale de leur présence. Toute l’impossibilité de fire ça : tendre la main, toucher les peaux, fondre les corps. Froidement. Lucidement. Sans voiler, tamiser, amortir, diminuer l’acte. La transgression suprême. Tirer du plaisir du corps de l’autre, voir dans ses yeux la lumière brute de son plaisir, voir dans son regard qu’il voit dans ses yeux à elle son plaisir.
Il n’y a pas eu un mot. Il réglait quelque chose avec le préposé au comptoir. Elle s’est plantée derrière lui. Il s’est retourné. Il l’a vue. Il l’ a regardée qui le regardait. Il n’a pas souri. Il a levé vers elle la clé dans sa main, elle a vu le numéro, elle a fait le chiffre trois avec les doigts. Il n’a pas hoché la tête.
A trois heures elle est descendue dans sa chambre. La porte n’était pas fermée à clef.
Il n’y a personne. Il n’est pas là.
Sur la petite table de nuit en acajou mauve festonnée d’incrustations d’ivoire dessinant des raquettes de tennis qui lui rappellent cet été où elle avait joué à la marelle et au go. Toute la nuit. Sans étoile.  A côté du ressac. La houle agitée de lumière. Il  y a une enveloppe bleue. Très pâle, rectangulaire. Sa couleur jure avec la tapisserie surchargée de grosses fleurs rouges, c’est un hôtel hideux, comme tous les hôtels, c’est la fonction des hôtels d’être hideux même quand ils sont élégamment décorés, ce sont des lieux de passage, impersonnels, qui doivent résister à la succession des histoires d’humains qui s’y arrêtent provisoirement.
Peut-être l’explication de son absence. On n’entend que le ronflement du ventilateur. Elle sent la sueur descendre au creux de ses reins. Ou une instruction lui enjoignant un autre lieu, comme un jeu de pistes.
Elle est face à son absence. C’est pareil. Présence ou absence, la même énigme de l’autre. Ses doigts effleurent l’enveloppe. Elle aimerait savoir. Elle ne veut pas savoir. Elle ne veut pas vouloir.
Désirer, si peu que ce soit, c’est perdre l’autre. Lui superposer la projection de son désir.
Elle prend l’enveloppe. Elle va la lire. De son grand corps, il ne lui reste que ça entre les doigts, ce petit rectangle de papier d’un bleu stupide. Tellement laid. L’enveloppe n’est pas cachetée, elle en écarte le rabat. Entre le pouce et l’index gauches elle attrape une petite feuille rectangulaire d’un bleu plus pâle.
Elle lit : « Un cadeau venu de la mer : Air, X », ou quelque chose comme ça. Ça ne veut rien dire. Ce n’était peut-être pas pour elle, pas de lui. Mais, peut-être, pour lui. D’une autre femme. Un souvenir, un message, le signal qu’il aille la rejoindre. Les gens ont une histoire, ils sont lourds de leurs histoires, ils ont des souvenirs qui brouillent la réalité de la personne en face d’eux, qu’ils confondent avec ce qu’ils croient savoir d’elle, ça évite d’avoir à se rencontrer, à se rendre compte qu’on ne se connaît pas, cette gêne face à quelqu'un qu’on ne connaît pas, qu’on va faire disparaître au plus vite, dissoudre dans une intimité, une routine, alors que c’est le seul moment vrai, le seul moment éphémère où on est conscient qu’on a face à soi un inconnu. Et le frisson inouï, sans qu’un mot n’ait encore été menti, de la première caresse.
Elle remet le papier dans l’enveloppe, elle replace l’enveloppe sur la table de nuit. Elle ressort de la pièce. Le plaisir est intact, à découvrir, encore.


mardi 12 janvier 2016

les voeux du temps



Du temps.
Je voudrais qu’on m’offre du temps.
Te donner mon temps.
Mon souffle. Mon regard.
Recommencer.
Une après-midi sur l’herbe, au-dessus de la mer, dans la lumière blanche des falaises.
Sa robe bleue et son ombrelle. Son regard. Une journée du dix-neuvième siècle. Un ciel clair. L’éternité d’un jour.
L’oubli. Ne plus rien savoir. Ne plus avoir de nom. Ne plus rien reconnaître. Ne rien savoir sur personne. N’avoir que des inconnus autour de soi, ni bons ni mauvais, ni regrets ni espoirs, ni espoirs ni déceptions.
Recommencer chaque jour, dans l’amnésie reposante des jours passés.
Ne pas comprendre. Ne pas s’imaginer comprendre. Avoir sous les yeux le monde nu, désert de signes et de sens.
Un ressac. N’entendre que la répétition mécanique de la mer.
Une page blanche à lire. Vide de signes et de sens.
L’éternité moins un jour. Ton innocence. Nos premiers jours. La veille de notre premier jour. Notre première aube. Ton premier départ. Le désir de ton retour.
Mon souffle. Ton regard.
Des enfants. Le rire perlé des enfants. Des jeux d’enfants. L’innocence du monde.
Le clair soleil d’un premier jour de vacances.
Un rai de soleil sur des perles de rosée.
La rougeur pourpre d’un ciel d’été. La maison, à côté, respire en silence. Il y a seulement des crissements d’insectes.
La première histoire. Le premier livre de contes. Le regard brillant de l’attente, quand l’enfant croit encore que les histoires n’ont pas de fin.
Le premier vélo. Il croit qu’il a tout une planète à traverser. Il s’engage sur la petite route entre les prés. Il entre dans la forêt. Les arbres d’or lui font une couronne de prince.
Quand il ne sait pas encore où mène le chemin.

mercredi 9 décembre 2015

Dépasser la critique naïve et peu constructive des "politiciens"



Les reproches formulés à l’encontre de la classe politique (non sans raison) me semblent buter sur ce point : ils prêtent à l’être humain (comme beaucoup de gens, et beaucoup de politiques dans leur discours) une capacité de pouvoir a priori sur le monde ; c’est une vision idéaliste (au sens philosophique du mot) dont on a montré l’inefficacité en termes de compréhension du réel.
Je m’explique. Croire que les politiques (quels qu’ils soient ; vous, ou moi, demain) puissent (et donc devraient) par leurs décisions supprimer le chômage, la pauvreté, la faim dans le monde ou la guerre, c’est méconnaître les mécanismes complexes qui provoquent et font évoluer ces maux.
D’une certaine façon, c’est paradoxalement rassurant de le croire (et donc de le leur reprocher, de se servir d’eux comme exutoires), puisque ça permet de croire aussi que d’autres hommes politiques (lesquels ?), plus « vertueux » ( ?), eux, réussiraient … Et on espère en Mitterrand, en Obama, en Chavez, etc. Et on est déçus, et surpris, et on râle. Et puis on recommence.
La réalité est beaucoup plus effrayante, et il serait temps de passer à une conscience adulte, où les causes de nos problèmes ne soient pas des « méchants » (Dark Vador !) qu’il faut juste remplacer par des Gentils. Ça s’appelle la conscience politique, et ça passe par une étude des connaissances historiques, sociologiques, anthropologiques … Je sais, c’est long et compliqué. Il est plus facile et rigolo de vilipender Truc ou Machin.
Et donc, oui, en 33, comme en 2002, il se passe des choses, en gros les mêmes : la majorité des gens se détermine (inconsciemment) en fonction de paramètres matériels et « égoïstes » : leur niveau de vie, salaire, coût, espoirs d’évolution, sentiment de sécurité. Quand ces paramètres atteignent un seuil critique, mécaniquement les « bactéries » attaquent l’organe blessé, jouent sur le réflexe xénophobe, identitaire pour essayer de rafler la mise. Ça se faisait déjà du temps de Rome, ou du Haut Empire égyptien !
Ça n’exonère pas Hollande ou Sarkozy, Bayrou, etc. Mais, soyons un peu auto-critiques, ils sont juste comme nous : dépassés, et trop vaniteux et accrochés à leurs avantages pour l’admettre. Les électeurs (nous …) leur demandent de grands discours pleins de rodomontades, papa rassure-nous, yes we can … No, I’m afraid we don’t.
Un peu de courage, que diable, et de lucidité : on ne peut pas à la fois vouloir « moins de dépenses publiques » … et plus de policiers-infirmières, des classes moins chargées ! Moins d’impôt, mais pas moins d’entretien des routes, des trains. Continuer à vendre des armes (et ainsi combler le déficit) et ne pas nous faire tirer dessus avec.
Pour finir, je ne suggère pas dit qu’il n’y aurait rien à faire : déjà, lire sur ces sujets complexes les articles qui renseignent vraiment … (j’en partage pas mal sur ma page Facebook, ces temps-ci) Cesser de réclamer l’arrivée du Père Noël, comprendre la complexité du problème au lieu de se défouler sur des cibles commodes, voir nos propres contradictions (comment un Président, quel qu’il soit, pourrait-il prendre des mesures ? Dès qu’il essaie de le faire, il subit une révolte massive de la partie de la société qui y perd … Ceux qui fantasment la politique semblent croire que « y a qu’à ». Est-ce qu’ils se posent la question : toi président ( !), voyons, tu fais comment pour faire accepter telle mesure ?)
Yes, we have to.
Nécessité de la complexité de nos approches et discours. Ne pas se résigner, ne pas non plus croire béatement aux lendemains qui chantent, ou aux Hommes Providentiels. On a les représentants qu'on mérite ... (veules, opportunistes, intéressés, superficiels : ils nous "représentent" bien ! Et c'est cette moche image de nous que nous ne supportons pas de voir, que nous leur reprochons ...)