Son parfum m’a croisé tout à l’heure, dans le couloir
étroit.
Regard de jais, pommettes hautes.
Je regagnais mon compartiment. Nous faisons route vers
Petrograd ou, peut-être, Oulan-Bator.
Juste un regard, comme une confidence. Une frontière entraperçue.
Je revois sa toque de fourrure, en surimpression au reflet
du paysage sur la vitre sale. Forêts, ourlées de neige, champs rectilignes et
déserts, petits villages secrets happés par la vitesse routinière du convoi. Lieux
traversés, où je n’irai jamais. A moins que mon inconnue ne s’y arrête. Il y a
des inconnus à suivre. Sans savoir.
Je me lève, me faufile dans le couloir entre la cohue des
passagers : il faut que je la retrouve, que je l’aperçoive encore, que je
la voie mieux. Ses traits, ses cheveux, sa silhouette. Comme si soudain ma vie
en dépendait.
Aucune trace d’elle. Je regagne ma place, et m’assoupis plus
ou moins. Ces voyages d’affaires sont interminables et fastidieux. Comme la
vie. Passée à courir d’une signature de contrat juteux à une autre. Les investissements
reprennent à l’est de l’Europe …
Le train ralentit, une gare, au nom interminable, plein de
consonnes.
On s’arrête.
Une foule attend pour embarquer, quelques femmes aux traits
épais, quelques hommes au gabarit
robuste.
Je me penche : va-t-elle descendre ?
J’essaie d’apercevoir la fourrure beige de son manteau. Me précipiter
et quitter le train moi aussi ? Folie. On m’attend à Petrograd. Réunions sérieuses
avec des hommes d’affaires sans imagination, cocktails de réception, repas aux
libations sans joie, gaieté de commande … Folie plus grande encore.
Je nettoie de la main une portion de la vitre crasseuse. Il m’a
semblé reconnaître le mouvement sensuel de sa démarche, avant que ne l’engloutisse
la masse bruyante des villageois ! Je saisis ma valise, me fraie un
passage à coups de « Pardon ! Pardon ! », réussis à
descendre du wagon à contre-courant de ceux qui veulent à tout prix y monter. Petrograd
attendra, j’ai un autre train ce soir, les petits fours se commenceront sans moi
…
Le parvis de la gare est étrangement désert, après la cohue
du quai. Quelques carrioles attendent l’hypothétique voyageur à qui viendrait
la lubie de descendre à … quoi, déjà ? Je ne connais même pas le nom de la
bourgade !
Peu importe. Elle y est descendue, elle. Est-ce ici qu’elle habite ?
Peu probable, son élégance s’accorde mal avec cette campagne reculée. Une visite
dans la famille, peut-être ?
Ou un amant … ?
Un cocher s’approche obséquieusement et tente de me
convaincre de lui abandonner ma valise. Je rassemble mes bribes de russe, j’essaie
de lui faire comprendre ma question : a-t-il vu une jeune femme quitter la
gare, a-t-elle pris la carriole d’un de ses collègues, dans quelle direction
est-elle partie ?
Il acquiesce, m’assomme d’affirmations véhémentes et inintelligibles,
je grimpe derrière lui dans le véhicule inconfortable, qui s’ébranle en
grinçant après qu’il a fait claquer son fouet au-dessus du vieux cheval
pommelé. Nous sortons de la ville. Le froid me coupe presque le souffle, gèle
ma respiration.
(à suivre …)