vendredi 4 janvier 2019

Les questions


                                                        


            Comme ma grand-mère n’avait eu qu’un rostre de licorne, elle nous posait régulièrement la même question : les groseilles, vous les voulez en confiture ou en gelée ?

-       Qu’est-ce que Dieu ! », tonnait mon grand-père, et chacun retournait à ses occupations.

Moi je me demandais : pourquoi se pose-t-on des questions ? Et aussi : pourquoi tellement de gens ne s’intéressent pas du tout aux questions ?

« Tu nous fatigues », me disait souvent ma cousine, et je voyais que son avis était partagé.
« Laisse-leuhhh ! », intervenait mon grand-père, en faisant traîner démesurément la dernière syllabe.

Ainsi, je me posais la question des questions, et j’en vins à me demander : qu’est-ce que nous faisons, quand nous nous posons une question ?

Je ne parle pas des questions pratiques. Quand ma mère demandait : qu’est-ce qu’on va faire à manger ce soir ?, là, tout le monde semblait intéressé, et proposait des réponses. Ou bien : où allons-nous en vacances cet été ? Ou, à sa mère : et la sauce Machin, tu la laisses reposer ou tu la mets directement à cuire ?
Ces questions-là débouchaient souvent sur des conversations interminables, qui échauffaient les esprits, enthousiasmaient les participants, suscitaient des controverses.

Moi, ces questions-là ne m’intéressaient pas.
Celles que j’aurais plutôt posées étaient du type : qu’est-ce que c’est, écrire ? Et qu’est-ce que nous faisons quand nous écrivons ? Et est-ce que ça nous intéresse, ce qu’écrit quelqu'un d’autre ? Ou, qu’est-ce que ça nous fait ce que quelqu'un d’autre écrit ?
Mais je voyais bien que ces questions-là n’intéressaient guère, quand je me hasardais à les formuler, elles provoquaient des silences embarrassés, les regards se perdaient dans le vague, il y avait toujours quelqu'un pour déclarer : « Ah ! celui-là … » et c’était suivi de rires et les gens se remettaient à vivre, à faire, à parler de choses dont je n’apercevais pas la nécessité. J’aurais bien demandé : Celui-là quoi ?, mais je devinais qu’on ne se fût pas soucié de répondre.

Pourquoi nous allons ? Pourquoi on se marie ? Qu’est-ce que c’est, « se rencontrer » ? Pourquoi faites-vous ce que vous faites ?

« Tu nous ennuies, avec tes questions. » Moi, ils m’ennuyaient avec leur absence de questions. Il leur arrivait de s’en poser. C’était toujours dans des « moments graves ». Comment ça se fait qu’ils se sont séparés ? Tout semblait si bien se passer ! Son travail, ça va pas du tout : je me demande ce qu’il a. Moi je pensais que c’était trop tard. Les questions, il vaut mieux les poser avant qu’elles ne se posent. Encore qu’à moi, elles se posaient toutes seules, tout le temps.

Je finis par comprendre que, si des gens ne se posent pas de questions, c’est parce qu'ils croient avoir la réponse, jusqu'à ce que la vie se charge de leur montrer que non. Pour beaucoup de personnes, les choses semblent ce qu’elles sont. « Oh, il a bien réussi. Il gagne bien sa vie. Oui, et il a une jolie petite famille. »
Attendez, attendez. Il a réussi quoi ? C’est comment, réussir ? Ce serait quoi, pas réussir ? Et la vie, comment on la gagne, puisque de toute façon peu à peu on la perd ? C’est quoi, une famille ?

C’est pour ça qu’on a fait des rites, des fêtes de famille, des horaires de repas. Une famille, c’est les gens qui sont assis autour d’une table. Le 25 décembre, le 31, ou le 13 mars, si c’est l’anniversaire de Julie. Mais ils font quoi ? Ils partagent un repas. La mère, ou parfois c’est le père, distribue les morceaux de poulet, ou les tranches de rôti. Ils parlent, aussi. Souvent, ils ne savent pas trop de quoi parler, alors ils parlent du poulet, qu’est-ce qu’il est bon, ce poulet ! Oui, je le prends chez Dubourdieu, et ça peut comme ça tenir dix minutes, après quoi il y a les questions sur le vin qui va bien avec le poulet, ou les fraises du dessert qui sont pas celles du supermarché, elles ont aucun goût et on peut faire encore une demi-heure sur la qualité de la nourriture qui se détériore, mais là, attention, parce qu'après il peut y avoir des questions plus inquiétantes, par exemple sur les politiques qui ne pensent qu’à gagner de l’argent.
Après, on rentre, les petits morceaux de la famille se séparent en plus petites unités, appelées aussi familles, qui rentrent chez elles, et parfois c’est là que les vraies questions se posent.
Tu as vu Madeleine, elle a mauvaise mine. Je crois que ça va pas trop. Tant qu’elle sera avec ce type, comment tu veux que ça aille ? Elle est comme ça, Madeleine, elle ramène toujours des types …

Pour un peu, on se poserait la question du bonheur. De qu’est-ce que c’est vivre l’un avec l’autre. Mais tout de même pas. Parce qu'après, il pourrait y avoir des questions inquiétantes.
Je l’ai trouvée bien, ta mère. Elle se remet bien. Et son poulet, qu’est-ce qu’il était bon !
C’est le signal que le moment des questions est passé. Si je lance : pourquoi Madeleine elle est avec Jean-Louis ?, on fait semblant de ne pas m’entendre, ou on met fin à tout risque d’interrogation : ça ne te regarde pas. C’est des questions d’adultes.

Je sais très bien que ça ne me regarde pas, ce qui se passe entre Madeleine et Jean-Louis, pourquoi elle a de gros cernes gris sous les yeux, puisque c’est moi qui regarde. Parce que je les vois, les cernes, et les cernes ils me posent des questions, pourquoi on est triste, ou fatigué, et comment on peut faire pour plus être triste et pourquoi elle reste avec Jean-Louis, Madeleine, si ça la rend triste. Moi, je le trouve rigolo, Jean-Louis, il parle fort mais il dit toujours des plaisanteries, souvent je ne trouve pas ça drôle mais il rit après, alors je sais que ça l’était, et Madeleine elle sourit, mais son sourire est un peu triste, peut-être qu’elle pense à Sébastien, avec qui elle était venue l’an dernier, et j’ai envie de lui demander : « il est où, Sébastien ? » et « Pourquoi il est pas là ? », mais je ne le demande pas, j’ai l’impression sans savoir pourquoi que ça la rendrait encore plus triste, que je lui demande, j’ai pas besoin qu’on me dise que je les embête avec mes questions, mais moi je me les pose, et je ne sais pas répondre, ni non plus à qui je pourrais les poser, ni ce que ça change d’avoir ou pas des réponses.

Pourquoi, vous croyez, on se pose des questions ?

jeudi 3 janvier 2019

Dans le silence de ma mémoire


Dans mes supports configurés,

dans mes ziggourats,

dans mes vertiges,

dans les hasards de mes interstices

dans la suave odeur de mon sépulcre

dans la laitance bleue des nénuphars
annonciateurs d’aurores

J’ai renoncé.
J’ai renoncé au silence
J’ai renoncé à savoir
renoncé à franchir les portes ouvertes
les comptoirs clairs d’étoffes de contrebande
les verres choqués à l’amitié
les coffres, coffres anciens à ferrures, femmes émancipées,
qui marchez le long des rivages
toutes ces caravanes en partance vers un Orient majuscule
la trace d’une piste, à travers sable

Il dit : le Recommencement.

C’est une grande salle où l’espace fait des échos de stalagtites
le ploc ! d’une goutte millénaire

Il faut partir.
Chacun rassemble à la hâte les couvertures en fibre de roseaux et les peaux de bêtes qui tiennent chaud sous la hutte quand dehors mugit la bête qui rôde
Il y a trois jours il manquait encore un enfant, un nouveau-né de quelques heures, ils n’ont retrouvé près du campement qu’un reste de pied à demi-dévoré.

Dans l’accalmie de ton silence

Sur le rivage mort, nos histoires Elles n’ont pas su Elles n’ont pas su devenir, il fallait, il ne fallait pas, la nuit, le jour c’était encore plus difficile, ce meuglement, l’insipide de la poussière, des buissons, seulement, leurs branches sèches, on entend des chèvres, des hommes qui parlent un langue étrangère, c’est un documentaire très étrange, elle a raté le début, elle est entrée sans regarder l’affiche, se mettre à l’abri du froid, juste, à l’abri de l’homme, elle s’est faufilée dans la salle en se cognant aux accoudoirs, s’est assise au bout de la rangée, son souffle est irrégulier, elle reprend son souffle, ça fait du bien de s’asseoir, de ne plus sentir la pluie qui glace la peau du crâne, seulement s’asseoir, personne ne la connaît, ici personne ne la trouvera, c’est un petit cinéma à l’ancienne, elle a pris la première salle près de la caisse. C’est tout sombre. Sur l’écran, les images s’agitent. Font une danse autour du feu sous un ciel rose. Il n’y a que des buissons affamés.

Elle aurait voulu prendre un bateau. S’embarquer. Toute seule, recommencer. Trop loin, la mer. Elle marchait comme une folle, en sens inverse de la foule, ils la bousculaient, sans la voir, leurs têtes sans yeux toutes pareilles tournées vers le vide, elle essayait de les éviter, qu’ils ne la touchent pas, c’était comme une fuite, elle se dit qu’ils sont comme des hommes en manteaux de cuir noir à sa recherche, mais ils ont perdu sa trace. Ils seront allés voir chez son père, hésitant, il aura répondu qu’il ne sait pas où elle est, qu’ils ne se voient pas souvent, et c’est vrai. Sa mère probablement leur aura proposé une tasse de thé. Ses yeux s’habituent à la pénombre et elle distingue les têtes autour d’elle, les têtes d’ombre, immobiles et toutes tournées vers l’écran, la tribu a rassemblé ses hardes, quelques bâtons, ils avancent, maigres, leurs pieds raclent la poussière, certaines femmes ont un bébé accroché sur le dos, on entend des bêlements de chèvres.

Dans le silence de ma mémoire

Dans le jardin de mes enfances

Dans la ligne brisée

J’avance.

dimanche 4 novembre 2018

En liberté, de Salvadori : intox !


En liberté ! : Affiche



              C'est censé être drôle ... Les critiques le proclament à longueur d'affiche (c'est des copains au réalisateur ?). J'ai pas ri. Suis pas particulièrement coincé du zygomatique, j'ai bien repéré le mécanisme des gags, trop repéré, même, prévu avec pas mal d'images d'avance ... Pouvais pas les rater, de toute façon : chacun se répète au moins 5/6 fois, quand ils tiennent une "bonne idée", type bande de potaches qui se font rire eux-mêmes, ils la lâchent pas comme ça ... Je sais bien, "comique de répétition", j'ai surtout ressenti la répétition. Parodie de film d'action, trop peu parodique, je trouvais plus fine celle de "OSS 117", c'est dire. Scénario vaguement décalqué de "9 mois fermes", de et avec Dupontel (et Kiberlain), autrement plus drôle, à mon goût, inventif, surprenant : le rire est dans la surprise, dans la rupture de l'ordre logique (attendu : c'est pourquoi ce qui surprend l'un laisse l'autre indifférent). L'impression d'avoir déjà vu ça mille fois, le comique du contre-temps, sauter à l'eau pour sauver quelqu'un qui ne se noie pas : et puis ça dérape beaucoup, souvent, vers le mélo gentiment sentimental (Audrey Tautou, hein ...), un sens de l'émouvant là encore très appuyé, un "poétique" décongelé au micro-ondes : rien à voir, par exemple, avec la douce folie de "Le ciel étoilé au-dessus de ma tête".
Quelques rares sourires et beaucoup d'ennui, pour moi, dans cette comédie en boucle, tonitruante : ah, la scène inaugurale, qu'il faudra supporter encore plusieurs fois - oui, oui, j'ai bien noté les variantes. C'est ça, qui est étonnant, outre l'unanimité des critiques (peut-être parce qu'il s'agit d'un comique consensuel, "pour tous publics") : sur le papier, beaucoup d'ingrédients pour que ça marche, mais c'est mou de l'inspiration, ça se traîne, moi en tout cas je n'ai pas marché ...

lundi 29 octobre 2018

Fascisme au Brésil : la "démocratie" en question


Cette élection, qui porte au pouvoir des bonshommes aux valeurs ouvertement fascistes (racisme, sexisme, homophobie, etc), a au moins un mérite : elle illustre la nécessité de redéfinir la notion de démocratie, qui ne peut se limiter à la pratique d'un vote à scrutin majoritaire (portant au pouvoir un peu partout : Turquie, Russie, Hongrie, Italie, Etats-Unis ... des types agressifs, autoritaires et intolérants.)

L'exemple algérien, qui me paraît sensé (invalider les élections pour barrer la route aux islamistes), illustre ma remarque : un vote majoritaire (ou, en fait, celui de la plus grande minorité) ne constitue pas une garantie de démocratie. (de ses valeurs, telles qu'elles figurent par exemple dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme).
Il est dangereux de sanctifier, figer la définition d'un concept, même au prétexte qu'il est effectivement également dangereux de le faire évoluer. Méfions-nous que "notre" définition de la démocratie, et de ses supposés adversaires, ne soit que la traduction de nos intérêts, personnels et de classe. La "bourgeoisie" s'est jusqu'ici très bien satisfaite de sa définition de démocratie bourgeoise (c'est-à-dire qui repose sur les principes de la propriété privée, de sa transmission héréditaire, de la compétition entre les individus pour l'accès aux moyens de subsistance ...), mais ce simulacre (où ne sont possibles ni égalité, ni fraternité, ni donc liberté) est à bout de souffle : tous ceux qui sont exclus du jeu par les règles fixées par ceux qu'elles arrangent ont de moins en moins envie de "jouer" ... Retour à la case 89 (17..), quand la noblesse ne voyait pas de raison de changer un système qui établissait ses Privilèges ... Ce que l'intelligence ne résout pas, la violence s'en occupe ...

Techniquement, nos sociétés sont des oligarchies : les décisions y sont prises par les minorités qui détiennent le plus de richesses.
C’est la question de ce qui fait société, qui se pose, du « vivre ensemble » comme il est à la mode de dire. Il est facile de mettre en évidence le système que nous subissons :

Imaginons une famille, ou un groupe d’amis, qui part ensemble en vacances. Et que, pour se répartir les chambres, l’un dise : « puisque mon grand-père avait tel métier, je prends la plus confortable » ; qu’un autre ajoute : « moi, j’ai fait plus d’études, donc je prends la 2e. » Le troisième « ami » doit se contenter du canapé du salon, bien qu’il y ait encore deux chambres libres, mais « elles sont » à « l’ami n°1 ». Le 4e devra dormir dehors (il a la peau plus foncée, ne connaît pas par cœur la Table Périodique des Eléments, et son arrière-grand-père était étranger).
Pour les repas, les deux premiers partagent force victuailles, le 3e se contente d’un vague sandwich, le 4e mange un jour sur deux. Et tout à l’avenant, en ce qui concerne l’accès aux sanitaires, aux loisirs (le 4e doit porter le sac du 1er, mais ne bénéficiera évidemment de ce qu’il contient).



Peu importe qu’on trouve cela « juste » (qu’on le « justifie ») ou non. Ça ne peut pas marcher.
Les deux avantagés pourront protester de toute leur amitié aux deux autres, de l’affection qu’ils éprouvent pour eux, de leur estime et respect … il vient un moment où ceux qui sont lésés par cet « arrangement » vont se mettre à râler …

Il vient un moment où il faut redéfinir les règles du jeu, du vivre ensemble, de la répartition des richesses, de la prise des décisions. Et peu importe le nom qu’on donne au système. Il vient un moment où c’est la réalité qui prime, pas les « éléments de langage ».