samedi 28 octobre 2017

Koltès, "Dans la solitude des champs de coton"



Rude soirée ! C'est assommé que le spectateur sort du "duel", moins "limpide" qu'éprouvant, avec le texte de Koltès ...

Ah non, ça n'est pas "simple" ni "limpide" ! Le "chef d'oeuvre" (prosternation : critique s'abstenir, le Clergé culturel a statué) de Koltès, je ne sais pas s'il est "intello" (pas intelligible, en tout cas), mais "compliqué", si. Une purée de mots qui pèse et qui pose, grosse solitude du spectateur dans ce chant de coton. Moins de "transe" que d'assoupissement, dont le bruit qui vient soudain nous exploser le tympan est fait pour nous tirer, j'imagine. On peut appeler "métaphysique" ce qu'on veut, c'est ça qu'il y a de bien ... Toute une époque, quand la "modernité" consistait à prétendre que rien ne serait plus "vulgaire" (fi !) que des phrases dont on pourrait inférer un sens (fi ! bis). Ou les avatars de la Préciosité.
Beau lieu théâtral, par ailleurs, que j'ai trouvé plus inspirant quand il proposait Nasser Djemaï (Vertiges), moins prétentieusement amphigourique.

(mon agacement est à la hauteur de l'ennui ressenti, d'une part, mais surtout de la marée de louanges sans nuances, toute d'unanimité complaisante. Il y a bien un moment où quelqu'un doit s'exclamer que le roi est nu !)

Ils ont osé ! Florilège de quelques commentaires de presse : "Charles Berling éclaircit superbement ce négoce tout ensemble érotique et métaphysique." (Télérama - Le "éclaircit superbement", digne des 3 Femmes Savantes face à Trissotin, me plaît "particulièrement")
"Sans pour autant en briser tout le mystère et en purger toute la poétique, Berling parvient à la rendre limpide." (Les Echos : ils sentent quand même bien que question "limpidité" et "clarté", c'est pas gagné ...)
On vous en remet une dernière ? "Charles Berling réussit son pari. Sans en lever tout le mystère – ce qui relève de l’impossible – il rend le texte limpide et en traduit sa fine compréhension." (Théâtral Magazine : voilà, c'est dit : ça "relève de l'impossible" ... C'est ça qu'est bien, pour faire intelligent, c'est quand on pige que dalle : le vulgum pecus se sent tout intimidé, plus qu'à, pour le ministre du culte, célébrer le Saint Mystère. Allez en paix.

L'altérité de la rencontre (Cette singulière aventure de rencontrer l'autre)



Je le crois vraiment : que la rencontre, c’est s’accoucher l’un l’autre. Se mettre au monde. Pas question de femme ou d’homme, affaire de langage, ou, avant et au-delà, de regard. De conscience. C’est celui (celle) que j’encontre qui me fait humain : par sa parole de moi, qui me dit que j’existe, mon désir de parole à lui, qui me fait exister.
Sans l’autre, je pré-existe. Je perçois, je sens, mais je ne peux atteindre la conscience réflexive, qui présuppose la différence : « Ish » et « Isha », les deux premiers. Il les fait « homme » et femme » parce que c’est la manifestation visible de la différence, mais il faut cette altérité pour se savoir soi.
Il faut la distance, le face à face, pour concevoir l’altérité : que va s’efforcer de combler, sans y parvenir jamais, le « langage » : l’effort d’un système commun, d’un identique. L’impossible rapprochement, qui ne peut ni ne doit s’accomplir : s’il y avait fusion, le « deux » disparaîtrait, et avec lui l’existence des deux « un ».
Mouvements antithétiques, d’apparences contraires, mais en fait complémentaires. Tant que les deux demeurent, à la fois séparés, distincts, mais en mouvement l’un vers l’autre, ils sont.
Différences et similitudes, à la fois, indissociables et irréductibles. C’est parce que et tant que l’autre est autre qu’il m’intéresse.
Nécessité et à la fois menace. Désir et crainte. L’altérité de l’autre conteste et fonde la mienne. Dualité et duel : création et destruction, l’une si l’équilibre est trouvé, l’autre, sinon.
Sans l’autre, je suis seul : incomplet, inutile, vie animale sans conscience.
C’est le vertige de la rencontre : cette menace et cette promesse. Pour qu’elle donne vie, il faut trouver l’acceptation sereine de ce qui n’est pas moi, de l’impensable par moi, de la pensée, autre, de l’autre.
A l’instant de la rencontre (au sommet de la colline), il y a cette question : vas-tu me faire ou me défaire ? Dans la rencontre, il y a la nécessaire acceptation d’être d’abord défait, de mes croyances, de mes certitudes, pour être fait ensuite de ce plus de vie que me donne l’autre. L’autre me fait autre que moi, un nouveau moi, de même que je rends l’autre autre (s’il l’accepte : s’il perçoit qu’il s’en trouve enrichi), et c’est le grand tournoiement de ce processus de fécondation réciproque.
Pauvre moi que le moi sans l’autre. Tristement stable. Minéralisé dans sa permanence.

Mais faut-il qu’il y ait rencontre. Pas simple côtoiement, proximité machinale, négation inconsciente de l’altérité : voir un semblable, c’est ne pas voir l’autre.
Créature face à créature : deux énigmes, qui renoncent à se percer, qui s’acceptent dans leur opacité. On cherche toujours d’abord à ramener l’autre à du déjà connu : y parvenir, c’est le perdre. Quand on s’est « compris », on n’est plus deux. On se perd de vue, on se tourne le dos, on cesse de s’intriguer, de s’intéresser, de se désirer.

Quand on commence le voyage au-delà des apparences, commence la grande peur, la tentation de battre en retraite, d’en revenir à soi ; mais, si on va au-delà de la peur, le grand frisson de vivre.
Il ne se passe rien de plus fort que la rencontre de l’autre. C’est pour ça qu’on va le lire, le voir dans sa peinture ou dans ses films, l’écouter dans sa musique : tour à tour étonné, horrifié, ravi. Par petits morceaux, unilatéralement, c’est moins inquiétant.

C’est tellement terrible, qu’on a cette tentation de recouvrir cette impossibilité qu’est l’autre des voiles de l’anodin. Qu’on affadit le langage en paroles vides.
Imagine cet instant : deux créatures face à face, venues chacune des tréfonds de leurs galaxies. Seules ensemble, dans l’exiguïté d’une pièce. Qui se voient. Sans paroles. Peut-être, elles tentent des mots : tâtonnants, balbutiants, elles se tissent un langage commun. C’est ce que nous faisons, à petits pas, dans les ateliers : nous approchons, timides, l’effrayante magnificence de l’autre. Nous absorbons, à petites gorgées, la substance de l’autre. La rencontre, c’est quand nous traversons l’autre, de part en part, et que nous en ressortons vivants, plus vivants.

Cette singulière aventure de rencontrer l’autre, rare, toujours forte, qui dé-range, nous sort de notre rail, inconfortable, rugueuse parfois, mais sans elle point de vie. C’est ce que je crois.

jeudi 21 septembre 2017

La Rencontre



« Et ta sœur ? » Elle m’interpelle rudement, cavalière comme ses bottes.

Initialement, j’ai pas de sœur. On peut le déplorer. Il ne m’appartient pas.

                        Sur le bord du chemin, les herbes hautes humectent le bas de mon pantalon.
Au sommet, ils se font face. Rafales de vent tout autour d’eux. Pas un mot. Leurs yeux se regardent. Que voient-ils ? Créature. On ne sait rien de ce qui nous fait face. Muraille, mystère. Si on entre par les yeux :
            peut-être on suit un long conduit tortueux.
J’ai toujours imaginé qu’on débarque, ensuite, à l’orée d’un univers. Là, paissent des songes. Des formes errent, flottantes. On ne reconnaît rien. C’est l’autre.

Ça peut faire peur, peut-être. La tentation de rebrousser chemin. Ne pas savoir. Continuer à ne rien savoir. Croire les autres mondes que l’on croise semblables à soi. L’étrangeté innommable de l’Autre. Croire un risque. Perdre pied. Perte des repères.
                        Ou le contraire. Une bouffée de joie. L’excitation des espaces inconnus.
Mais comment est-ce possible ?
Incrédulité de celui qui cherche à reconnaître de soi en l’autre.
Ne pas chercher. Partir à l’aventure. Exploration.
Le contraire de la quête.
Notre histoire commença sans que nous nous en rendissions compte. Par inadvertance.
L’autre peut-être est le recours, qui me sauve de moi. Ce qui advient. Fécondation par l’inconnu, la croûte grisâtre de l’ennuyeuse permanence se craquelle, la chair mise à vif, vulnérable.
            Il n’y a pas « d’échange ». L’idée d’échange est un leurre. Seul, l’abandon réciproque à la traversée de l’autre.

                        Sur le sommet, ils se font face, loin encore l’un de l’autre. Rafales de vent tout autour d’eux.
Ils peuvent encore renoncer, repartir, redescendre chacun sur son versant de la colline. Personne n’en saura rien. Eux, si.
Leurs yeux ne cillent pas, ne se voient pas. Entrer, par le regard, au-delà de l’apparence.

                        Sur la neige du silence
                        glisse
                        la présence
Le regard est muet. Présentations.

                        J’ai rencontré ma sœur par hasard pour la première fois dans un bar bruyant du XIVe. Siècle ou arrondissement.
Nous n’avions pas prémédité, pour une fois.
Jusque-là, je n’avais pas de sœur, on m’avait dit : tu n’as pas de sœur, je le croyais, mes parents ne m’avaient pas dit : tu as une sœur. Je n’y pensais pas spécialement. On ne remarque pas forcément ce qu’on n’a pas. Je connais des gens qui ont des sœurs, et même plusieurs. Pas de quoi se vanter.
Il y avait une fille, aux cheveux longs et aux bottes cavalières, qui me tournait le dos, absorbée dans une conversation animée, des éclats de rire, avec des personnes que je ne voyais pas. Il faisait plutôt sombre, dans ce bar, et les gens avaient tendance à hurler. C’est quand je suis passé  à sa hauteur. Il y avait tout un tas de monde, et j’ai dû me serrer, pour me faufiler. Je n’étais pas très sûr d’avoir envie d’aller dans ce bar, ni dans aucun autre d’ailleurs. Mais il était encore plus difficile de sortir que de continuer.
Elle a fait un grand geste, avec le bras qui tenait le verre de bière, son coude a heurté mon sternum, elle a tourné la tête, m’a dit : « Pardon ». Son regard s’est arrêté un instant sur moi, peut-être cherchait-elle si on se connaissait. Il y a eu une seconde d’éternité où nos regards sont restés comme ça, fichés l’un dans l’autre, en suspens, comme si, une seconde, tout le brouhaha du bar s’était interrompu d’un coup, si tous les gens avaient figé leurs gestes, attendaient, de voir ce que nous allions faire, comme si c’était un moment clef qu’attendait tout l’univers, depuis des temps immémoriaux, où tout pouvait basculer, dans un sens ou dans l’autre. J’ai dit : pas grave. Elle aurait pu se retourner vers ses amis, et reprendre le cours de sa soirée, j’aurais pu continuer mon avancée erratique, et le monde aurait continué sa course vide. Au lieu de ça, nos regards ont continué à s’envisager. Nous ne disions pas un mot. Seulement ça, nos deux regards.

18/09/17

dimanche 16 avril 2017

Corporate : le fascisme libéral




Allez voir cette (remarquable, tenue, bien jouée) "leçon de management", ou l'art d'éliminer les salariés jugés pas assez compétitifs avec sourire et onctuosité (Ah ! la rhétorique savante et orwellienne de la technocratie ! Les "accompagnements" ... vers la sortie ! Et la main sur le coeur ... Réjouissez-vous, c'est en train d'arriver aussi dans l'Education Nationale ... Gérer les "ressources humaines" (!), ça n'a pas de prix.)
Et continuez à me dire que nous ne vivons pas dans une société autoritaire (si je dis "fasciste", je vais encore me faire engueuler, par ceux qui croient que c'est une question d'uniforme et de façon de tendre le bras ...) : qui méprise l'Homme, le broie sans état d'âme (sans âme) quand ça arrange "l'élite".
Réquisitoire impeccable, après le "I, Daniel Blake" de Ken Loach, contre l'inhumanité (je dirais : l'inhumanisme) "libérale", qui tombe à pic en cette période d'élections : c'est vraiment ça, le modèle de société qui vous branche, que vous voulez proroger et aggraver ...?
Corporate