mardi 26 mars 2013

David Lodge, La Vie en sourdine



Rivages, 2008

(Deaf Sentence, 2008)               (410 p)

 Très intéressant, attachant, amusant ; probablement le Lodge que j'ai préféré. Un auteur dont on peut regretter une absence de profondeur, mais subtil. Un roman sur (ou de) la surdité, plein de sous-entendus. Frustrations d'un universitaire quinquagénaire en retraite anticipée ; le quotidien d'un couple, ses petites guerres et ses agacements, les tentations, les menus écueils de la famille ...



Sous la forme d'un journal ; notations personnelles (mais jamais complètement intimes : Lodge évite toujours la "violence" de réelles confidences, il reste dans une distance "de bon aloi", un humour convenable qui font son charme et ses limites.)


Thèmes aussi de la relation au père (vieillissant), au vieillissement … Lodge a un problème, je trouve, avec la fin de ses romans : comme s'il ne "savait" pas comment finir, ou s'il ne voulait pas des fins "plausibles", ou possibles, pour ses intrigues (dans celui-ci je reconnais que ce n'était pas facile) ; souvent il s'en tire avec une pirouette, une "fausse fin", qui me laisse sur ma faim. Dans ce roman, le dénouement est moins décevant, même s'il laisse en plan l'une des intrigues principales : mais il dévie de façon inattendue, le ton et les thèmes se font plus graves. Une façon encore de "refuser la fin", de l'exorciser par une sorte d'ironie mortuaire.
 

 

dimanche 17 février 2013

Rendez-vous à Petrograd






Son parfum m’a croisé tout à l’heure, dans le couloir étroit.
Regard de jais, pommettes hautes.
Je regagnais mon compartiment. Nous faisons route vers Petrograd ou, peut-être, Oulan-Bator.
Juste un regard, comme une confidence. Une frontière entraperçue.
Je revois sa toque de fourrure, en surimpression au reflet du paysage sur la vitre sale. Forêts, ourlées de neige, champs rectilignes et déserts, petits villages secrets happés par la vitesse routinière du convoi. Lieux traversés, où je n’irai jamais. A moins que mon inconnue ne s’y arrête. Il y a des inconnus à suivre. Sans savoir.
Je me lève, me faufile dans le couloir entre la cohue des passagers : il faut que je la retrouve, que je l’aperçoive encore, que je la voie mieux. Ses traits, ses cheveux, sa silhouette. Comme si soudain ma vie en dépendait.
Aucune trace d’elle. Je regagne ma place, et m’assoupis plus ou moins. Ces voyages d’affaires sont interminables et fastidieux. Comme la vie. Passée à courir d’une signature de contrat juteux à une autre. Les investissements reprennent à l’est de l’Europe …
Le train ralentit, une gare, au nom interminable, plein de consonnes.
On s’arrête.
Une foule attend pour embarquer, quelques femmes aux traits épais, quelques hommes  au gabarit robuste.
Je me penche : va-t-elle descendre ?
J’essaie d’apercevoir la fourrure beige de son manteau. Me précipiter et quitter le train moi aussi ? Folie. On m’attend à Petrograd. Réunions sérieuses avec des hommes d’affaires sans imagination, cocktails de réception, repas aux libations sans joie, gaieté de commande … Folie plus grande encore.
Je nettoie de la main une portion de la vitre crasseuse. Il m’a semblé reconnaître le mouvement sensuel de sa démarche, avant que ne l’engloutisse la masse bruyante des villageois ! Je saisis ma valise, me fraie un passage à coups de « Pardon ! Pardon ! », réussis à descendre du wagon à contre-courant de ceux qui veulent à tout prix y monter. Petrograd attendra, j’ai un autre train ce soir, les petits fours se commenceront sans moi …
Le parvis de la gare est étrangement désert, après la cohue du quai. Quelques carrioles attendent l’hypothétique voyageur à qui viendrait la lubie de descendre à … quoi, déjà ? Je ne connais même pas le nom de la bourgade !
Peu importe. Elle y est descendue, elle. Est-ce ici qu’elle habite ? Peu probable, son élégance s’accorde mal avec cette campagne reculée. Une visite dans la famille, peut-être ?
Ou un amant … ?
Un cocher s’approche obséquieusement et tente de me convaincre de lui abandonner ma valise. Je rassemble mes bribes de russe, j’essaie de lui faire comprendre ma question : a-t-il vu une jeune femme quitter la gare, a-t-elle pris la carriole d’un de ses collègues, dans quelle direction est-elle partie ?
Il acquiesce, m’assomme d’affirmations véhémentes et inintelligibles, je grimpe derrière lui dans le véhicule inconfortable, qui s’ébranle en grinçant après qu’il a fait claquer son fouet au-dessus du vieux cheval pommelé. Nous sortons de la ville. Le froid me coupe presque le souffle, gèle ma respiration.
(à suivre …)