Se demander « ce qu’est la philosophie » me paraît être une question essentielle, philosophiquement.
Ne serait-ce déjà que parce qu'elle en pose d’autres en amont : qu’est-ce que « dire ce qu’est » quelque chose ? Nommer, définir, ça consiste à faire quoi, ça sert à quoi, ça engage quoi ? Et qui « décide » ? Qui a « autorité », donnée par qui, pour légitimer ou infirmer la définition, les limites de « la philosophie » ? Les « philosophes » ? Ce serait tourner en rond. Les dictionnaires ? Ils sont écrits par « quelqu'un », qui a partie liée au problème.
Peut-on admettre, à l’inverse, que « tout le monde » peut se faire sa définition de la philo, qu’elle est ce que chacun voudra ?
Il suffit de transposer la question dans d’autres domaines pour en saisir les enjeux et les mécanismes. Est-ce que chacun « a le droit » de décider « ce qu’est » un chien, un cheval ? Pour les éléments concrets, objets, êtres vivants, on voit bien qu’une « connaissance commune » préexiste à ma découverte d’un nom, et de la réalité qu’il désigne. J’apprends ce qu’est un éléphant, un baobab, et le problème ne se pose même pas de revendiquer une originalité de définition : le nom sert à désigner, à reconnaître, si on s’amuse à nommer « assiette » une « tasse », on ne s’y retrouve plus.
Notons quand même que les « spécialistes » ont ce genre de débats : des observations plus précises, efficaces, changent parfois un animal de catégorie.
Le problème apparaît dès qu’on touche aux catégories plus abstraites : aux traits de caractère, par exemple : qu’est-ce que « le courage » ? « La modestie » ? Personne n’aura l’idée saugrenue de définir le courage comme « le désir de se reposer » : nous établissons d’autres mots pour des traits de caractères qui nous semblent différents. Le courage n’est pas la paresse, ni la gentillesse, ni l’ennui. Les mots nous servent, pour le concret comme pour l’abstrait, à découper le réel, à différencier des éléments. Les désaccords surviennent par contre pour délimiter le « périmètre » d’un mot, et les valeurs que nous lui associons : les débats sur la définition ne sont pas neutres, ne relèvent pas du pur raisonnement mathématique, ils participent de nos engagements, font écho à nos intérêts. Pour certains et à certaines époques, le « courage » (qualité de « celui qui a du cœur … ») relève essentiellement de la chose militaire, de la confrontation violente à une adversité, le concept répond à celui de « peur », sentiment qui nous pousse à nous dérober au danger, ce que réprouvent les chefs de guerre, mais que certains associeront au contraire à la sagesse … Nommer, c’est séparer, et, très souvent, dire un « bien » et un « mal ».
Ce qu’illustrent clairement les empoignades contemporaines sur le « genre » et le « sexe » : dans les conceptions traditionnelles (le découpage du réel hérité des idéologies anciennes), « tout le monde sait bien » ce qu’est un homme et ce qu’est une femme, « ça va de soi », la différence est évidente, naturelle : la dénomination (et les définitions qui en résultent) ne ferait que suivre le fait réel.
La philosophie, ce serait quand ça ne va pas de soi. Quand, au moins, on s’interroge : sur les mots, leur pertinence, leurs implications, leurs arbitraires éventuels. Quand on doute de l’évidence, parce que notre expérience ne cadre pas avec ce qu’en disent les mots. Si une femme se définit par sa capacité à procréer, comment classifier les femmes stériles, ou ménopausées ?
On voit que le mot suit un désir d’usage : après tout, que m’importe qu’un humain soit « un homme » ou une « femme » ? Dans quelles circonstances cette différenciation devient-elle pertinente, nécessaire ? Dans le cas d’une relation sexuelle, d’un lien érotique, ou d’un projet de procréation. On pourrait objecter que l’appellation « homme » ou « femme » est avant tout descriptive, qu’elle sert et aide à représenter. Mais on peut nommer un humain de bien des façons, le désigner par bien des caractéristiques, la plupart étant absentes dans le choix que nous faisons : la liste est infinie. Au lieu de dire « la femme », je pourrais la désigner (définir ? Assigner à telle ou telle particularité ?) par la couleur de sa peau, sa taille, son volume, la couleur de ses cheveux, etc. Selon que j’emploierai « la Noire », « la grande », « la grosse », « la blonde », « la jolie », etc, je retiens une caractéristique que je juge significative, utile. Utile à quoi, à qui, et avec quels effets ? On comprend mieux aujourd'hui à quel point certaines dénominations peuvent être stigmatisantes, offensantes, chargées d’arrière-pensées et de partis pris qui peuvent échapper au locuteur lui-même, mais qui n’en révèlent pas moins sa relation à ce qu’il nomme. Les théories « wokes » en déduisent un peu vite que dire « la femme » (voire simplement « elle ») serait sexiste, « le Noir », raciste, « l’homosexuel » homophobe, voire « le gros « grossophobe ». « On n’ose plus rien dire ». La confusion, et l’excès, viennent de ce qu’on passe du questionnement (sur les mots que nous employons «sans y penser », et éventuellement sur leur caractère approprié) au procès, à la condamnation, à l’interdiction. On confond une fois de plus le mot et la chose : mettre en avant la « race » ou le sexe d’une personne peut dans certains cas procéder de conceptions racistes ou sexistes (y compris « à l’insu de son plein gré » : dans la mauvaise foi de ce qu’on préfère dénier), et dans d’autres répondre à une recherche d’efficacité : demander si « quelqu'un a vu un Noir, ou une femme, entrer » a plus de chances de recevoir une réponse documentée. Voire « un Arabe », y compris si la personne était en fait berbère : autre catégorisation polémique, qui interroge sur les critères que nous retenons. Les deux sont d’ailleurs compatibles : on peut être « efficace » dans sa désignation et blessant, quand le terme retenu désigne ce qui est considéré comme un handicap : « le bègue », « le nain ».
Nommer, c’est choisir, même sans, le plus souvent, en avoir conscience, ou se conformer à des choix faits par d’autres avant nous. Qu’est-ce que « l’art » ? La littérature ? La science ? La liberté ?
Le plus simple qu’on puisse en dire, c’est que ce sont … des mots. La question qui compte, c’est pourquoi on cherche à définir : c’est, souvent, pour opposer. Faire un tri. La question est rarement neutre, « innocente », dénuée d’intentions. C’est parce qu'on présuppose qu’il y a un « faux art » (une fausse littérature, une fausse science, comme un faux amour, ou un faux honneur), qu’on pourrait confondre avec les « vrais », ce qui aurait des conséquences fâcheuses. Quelles conséquences ? Comme on chercherait à distinguer des mûres de baies toxiques : pour ne pas s’empoisonner.
Si Marc Lévy (mais, pour certains, Ray Bradbury, Edmond Rostand, etc) n’est pas « de la littérature », il vaut mieux ne pas le conseiller aux lecteurs, ni le mettre aux programmes des études … Inversement, si « tout est littérature », on peut faire lire n’importe quoi. On voit l’enjeu du critère : seul l’art (« le vrai ») mérite d’être mis en valeur et subventionné. Si une théorie n’est pas « de la science », mais se présente comme telle, on sait les ravages qu’elle peut causer. Comme les « crimes d’honneur », où le mot « honneur » légitime qu’un frère ou un mari tue une femme volage, ce que nos mentalités modernes associent plutôt à « l’horreur ». Où s’arrête la « foi » et où commence le « fanatisme », les combats pour la liberté et le terrorisme ? Que de mauvais traitements infligés « par amour » !
L’imbroglio résulte de ce qu’on délègue aux « mots » les procès qu’on veut tenir, mais « sans en avoir l’air » : comme si notre conviction était tellement naturelle (et beaucoup la croient effectivement telle) qu’elle peut et doit faire l’économie d’un acte d’accusation en bonne et due forme, de charges clairement établies. Avec un « Ce n’est pas de l’art, de la science, de l’amour, de la philosophie, etc », on écarte d’emblée l’hypothèse inverse, il n’y a pas de discussion possible. Il s’agit d’exclure, d’excommunier, sans entendre la défense. Il serait plus clair, et plus net, de régler le problème autrement : Marc Lévy peut écrire « de la littérature », puisqu’il fabrique des histoires en utilisant des procédés stylistiques, et nous pouvons ensuite juger que c’est de la « mauvaise littérature », pourvoyeuse d’illusions sur le monde, et donc en détourner le jeune public : faudra-t-il encore être capable de le démontrer. Comme on démontrera que l’homéopathie ne satisfait pas aux exigences de l’esprit scientifique, qu’elle est bien, comme l’astrologie, ou le spiritisme, une « connaissance », mais qui ne s’astreint pas aux préalables de la vérification expérimentale, et que c’est à ce titre qu’on ne la remboursera pas : on fait un choix, intellectuel, et on l’assume explicitement.
Dans la définition restrictive, excluante, il n’y a plus de langage possible : il n’y a plus lieu de « s’entendre sur les mots », puisqu’il n’y a pas désir de communication. Désir et projet d’essayer de parvenir à un accord, qui prenne en compte les intérêts de toutes les parties. Dès lors, peu importent les mots, leur « définition » : on peut nommer ce qu’on veut comme on veut, les mots ne sont plus que des onomatopées, des invectives et anathèmes employés comme armes.
La condition préalable à la définition d’un mot est le désir et le projet d’une entente (le besoin d’en élaborer une) : non pas « être d’accord » (sinon, le débat paraît superflu), mais être d’accord sur la nécessité de trouver un accord. Cela peut s’appliquer à toutes les échelles de relations humaines : en famille ou avec des amis, sur un lieu de travail, entre gouvernants et gouvernés, entre nations … (ou dans un café-philo) Pour quoi discute-t-on ? Qu’attend-on de l’échange, que fera-t-on de ses conclusions ?
S’il s’agit juste de s’affronter, il suffit que les mots soient blessants, hostiles. Si c’est un simple divertissement, une façon de passer le temps, comme on jouerait aussi bien aux cartes, il est secondaire que les termes soient justes, examinés, mis en doute, ces exigences pourraient même nuire à la légèreté du plaisir visé, ou tranquillité de l’ambiance. Mais si le but recherché est d’agir sur un problème, ou même d’aller le plus loin possible dans la réflexion, et son partage, la plus grande rigueur devient nécessaire. Il faut à chaque fois définir dans quel cas on se trouve.
On nous apprend que le mot « philosophie » vient de l’association de deux radicaux grecs, « amour » (ou « tendance vers » : le coton hydrophile absorbe l’eau plus qu’il ne l’aime) et « sagesse ». Deux termes dont on peut donner des définitions très contradictoires. La « philosophie » serait la recherche de la sagesse : c'est à dire un travail sur les idées, afin de séparer les « justes » des mauvaises. De ne pas se tromper. De se débarrasser des illusions. On peut ainsi définir une intention et un domaine : il s’agit d’un processus de pensée, mais appliquée non pas aux activités matérielles, pratiques, mais à nos idées sur le monde (penser à ce qu’on va faire à manger ne relèverait pas de la philosophie, mais des tâches ménagères ; ou de l’art culinaire, si on se soucie du résultat gustatif. Penser à la façon efficace de construire une maison de l’architecture, de raconter une histoire de la littérature, etc : nous pensons dans de multiples domaines). Nos conceptions. Il peut y avoir une philosophie de l’art, ou de la cuisine, ou de l’architecture, qui ne cherche pas à écrire un livre, ni à préparer un plat, construire une maison. Ce qui engendre deux appréciations sur cette activité : soit, elle « ne sert à rien », puisqu’elle n’aboutit pas aux résultats tangibles des autres activités intelligentes, elle ne sert qu’à faire des discours, c’est de la parole. Ou bien elle est « au-dessus » de toutes les autres, elle en est la matrice et l’ordonnancière, puisqu’elle permet de leur donner du sens, et donc de l’efficacité : à quoi servirait-il de bâtir des maisons sans comprendre quels sont nos besoins de maison, de faire du sport en ignorant ce qu’il nous apporte et quels dangers il nous fait courir, etc. ? A ce titre, nous « faisons de la philosophie » chaque fois que nous nous interrogeons sur les finalités, les motivations, les conséquences, fastes et néfastes, de ce que nous faisons. Nous faisons peut-être de la « mauvaise philosophie », si nous manquons de rigueur ou de pratique du raisonnement, comme nous pouvons faire de la « mauvaise musique » si notre doigté est incertain, du mauvais sport : au niveau et dans les limites de nos compétences, comme tout ce que nous faisons.
Tout énoncé, toute idée (sur le monde, la vie, la réalité) ne sont pas à priori « philosophiques », certes, s’ils ne procèdent pas d’un questionnement, mais la frontière est incertaine et discutable. Le critère de la situation et de l’intention me paraît plus décisif : un politique, dans ses fonctions, ne philosophe pas, puisqu’il sert et défend des intérêts (qui préexistent à ses interrogations prétendues). Mais au fond, cette distinction importe peu : ce n’est pas elle qui m’aidera à distinguer « la mûre des baies toxiques ». Pourquoi d’ailleurs n’y aurait-il pas de philosophies toxiques ? L’acte de s’interroger sur le monde n’est ni bien ni mal en soi, ni profitable ni pernicieux : comme pour nos autres actes, le résultat dépendra de nos intentions et de nos compétences, ainsi que de nos critères. Comme quand nous faisons du sport ou de la cuisine : ce peut être bénéfique ou négatif, et souvent un peu les deux à la fois, ou l’un pour certaines personnes et l’autre pour d’autres. Il n’y a pas de raison de séparer la philosophie des autres activités. Toute personne peut se déclarer « philosophe », si le titre lui fait plaisir : quel mal cela peut-il faire ? Et qui en jugera ?
Les « philosophes » patentés, estampillés comme tels, diplômés, « reconnus » (par qui ?) ont tendance à écarter avec mépris des productions philosophiques qu’ils ne jugent pas dignes d’être jugées telles (comme les œuvres littéraires, précédemment). L’Occident, comme bien souvent, a préempté la discipline : notre mythe fondateur fait état d’une naissance en Grèce, au Ve siècle avant notre ère … Socrate aurait « inventé » la philosophie, et les Grecs avec lui. On reconnaît bien, de façon contradictoire, quelques philosophes présocratiques, mais il n’y aurait eu, avant lui, dans aucune autre civilisation, personne pour penser sur le monde, élaborer des concepts, des théories … Et à partir de lui, la machine serait lancée, Platon, Aristote, toute la généalogie peut se dérouler, aboutir « naturellement » à Deleuze ou Edgar Morin. L’Occident domine le monde, une fois de plus. C’est beaucoup ce qu’on continue à penser, à enseigner, même : Lao Tseu, Bouddha, Confucius et quantités d’autres moins « célèbres » n’ont pas droit de cité, de nombreux professeurs de philo même reconnaissent ne pas savoir grand-chose de leur pensée, elle ne fait pas partie du cursus. « Ce n’est pas de la philo », c’est autre chose … De la religion, ou de la morale … Que les Grecs aient institué une forme particulière de raisonnement, privilégiant la démarche hypothético-déductive, c’est envisageable, même si des procédures similaires ont forcément vu le jour ailleurs (et ne recense-t-on comme « philosophes » que ceux qui ont laissé un livre ?).
Cette vision exclusive (bornée) en dit long sur la virulence des batailles pour « l’investiture », la détention du brevet : n’est pas déclaré philosophe qui veut. On use de contournements : on parle de « penseurs », d’ « intellectuels », d’essayistes, aujourd'hui. Pour tous ceux qui ne sont pas intronisés dans le saint Office. La profession est très à cheval sur le chapitre, il ne suffit pas de penser pour être admis dans le cénacle : Rousseau, oui, Voltaire, non. Montaigne … ça dépend. A certains moments : le critère, actuellement, c’est qu’il faut avoir « inventé un système ». Pas juste manier (même bien) des concepts créés par d’autres.
On voit l’enjeu : il s’agit de certifier, de séparer les « vrais » des imposteurs, des charlatans. Démarche légitime : qui irait confier sa santé à un chirurgien exhibant de faux diplômes ? C’est une question d’ « autorité » : de crédit, de crédibilité. Le client veut être sûr de la qualité de la marchandise. Et il a raison, même s’il est peu regardant, dans beaucoup d’autres domaines : combien confient leur santé à des rebouteux ou des guérisseurs ? Demandent à l’astrologie de guider leurs amours, à la numérologie les finances de leur entreprise (on a même vu Mitterrand et Reagan consulter leurs astrologues pour leurs décisions internationales …) ? D’un côté, on veut une certitude, une assurance que les idées seront fraîches et de qualité, de l’autre on ne peut guère que s’en remettre à un « label » : celui de la Faculté ou ceux du bouche à oreille, les aléas semblent aussi grands. Nos Philosophes garantis pure Université ont dit à peu près autant de bêtises que les gourous et autres coaches de vie.
Je ne vois pas d’autre « test de qualité », pour les idées, que de les examiner soi-même. Avec ses moyens limités, ce qui n’empêche pas de prendre des avis extérieurs. Tout dépend des buts poursuivis. Si c’est « la culture », une façon de satisfaire une curiosité intellectuelle (un état d’in-quiétude, comme un doute quant à la nature des choses : un « état de philosophie », somme toute), peu importe la thèse, pourvu qu’on ait l’ivresse. Beaucoup attendent du discours philosophique qu’il légitime leur position sociale et fortifie leurs convictions : théories du mérite, du ruissellement, des effets créateurs du marché, de telles supériorités sur les autres, de la contemplation distanciée, ou des luttes émancipatrices, à chacun son Sens de l’histoire, le stock est vaste. Ou ça peut être penser les problèmes (individuels et collectifs) sur lesquels nous butons, essayer d’en comprendre les mécanismes, imaginer des solutions. Il y aurait deux pratiques de la philosophie : une, mystificatrice, dogmatique, dominatrice. L’autre, hypothétique, interrogative, jamais aboutie, chantier permanent.