mercredi 13 juin 2018

Le dernier homme



                                              


            Sur le bord du rivage. Le clapotis du lac. Comme un silence. Mes doigts ramassent une tige de bois. Plus qu’une brindille. Une branchette. Comme un tronc à deux fourches en miniature. Qui ne signifie rien.

De l’autre côté du lac la cime des arbres coiffée de brume.

Comme un voile de couleurs devant les yeux.
Je vois le monde.
Incrusté dans le paysage gris, bleu froid, qui m’entoure, un  tourbillon de jaunes et d’oranges.

Je suis seul au monde.
Humanité effacée de la terre, à jamais, sans une trace.
Peut-être, çà et là, dans un désert, une pierre griffée, où l’espèce qui nous succèdera croira lire des runes.

Je reste assis sur le bord du rivage, à même les lichens, la lumière grise et froide, dernier homme. J’ai rêvé le monde, j’ai rêvé l’histoire du monde. J’ai rêvé les Pyramides. Le choc hurlant des batailles antiques. Les bulldozers qui rasent les bidons-villes. Les tours de verre et d’acier à l’escalade du ciel. Les enseignes clignotantes. Les marées d’automobiles, flux et reflux de l’épuisant labeur.
Si je veux, je peux inventer. Nul ne saura si j’ai menti. Je peux prétendre que nous avions des objets qui volaient. Que nous étions servis par des esclaves d’albâtre. Que nous étions tous rois. Tous mendiants, tous voleurs. L’oubli est notre tombe. Nos mots de néant sont retournés au néant. Il y avait les livres, tant de livres, que nous faisions témoins de nos mensonges. Leurs pages sont redevenues blanches. Ensuite elles se sont enflammées. Se sont tordues comme des hélices de colère. Elles se sont faites cendres, grises amères. Et le vent a dispersé les cendres.

Après nous, personne, car ceux qui viendront ne sauront pas que nous avons été. Un jour, peut-être, ils nous imagineront, nous rendront forme à la fantaisie de leurs hypothèses. Ils nous inventeront, quand ils en ressentiront le besoin.

Je sens le lac, l’eau qui remue faiblement, l’air au-dessus qui crépite.

Puis plus rien.

dimanche 1 avril 2018

Mektoub My Love, Kechiche



 Mektoub, My Love : Canto Due
Mektoub My Love : Canto Uno


Immersion en territoire de « djeun’s basiques »

Intéressant, mais il faut s’accrocher : 3 heures, c’est long. Des scènes étirées jusqu'à l’interminable (mais dans la vraie vie, c’est encore plus long …) au ras de ces relations standardisées : ça bavarde, souvent du désir, ça baratine, ça picole, ça danse … Une conception élémentaire et vide de « la fête », que semble contempler de loin, perplexe ou gêné, le personnage principal, Amin, apprenti réalisateur.
Performance des dialogues : pas une seule réplique « intelligente », qui ait un contenu, qui soit personnelle, en fait, dans tout le film. Kechiche scrute et reproduit ce commerce de phrases toutes faites, de commentaires stéréotypés, de banalités sur « la vie et l’amour » qui constituent la (fausse) monnaie de ces relations mécaniques vécues par (notamment) une grande partie de ces jeunes qui prennent la convoitise pour de l’amour, l’ivresse alcoolisée pour de l’extase, et la consommation pour le bonheur.
Les deux personnages qui échappent (en partie, et comme malgré eux) à cette surexcitation vide (pittoresque performance de l’oncle, en libidineux toujours bourré, toujours réjoui, toujours éconduit, pure tchatche ; ou encore Tony, séducteur en série, stakhanoviste triste de la baise, hâbleur pour oies blanches) restent ou sont rejetés en marge, vaguement en recherche « d’autre chose », et ouvrent le film dans sa dernière séquence.
Vu au premier degré par des spectateurs qui y retrouvent leur mode festif, c’est ironiquement un éloge des plaisirs de la consumation qui est perçu : comme si, à la longue et bruyante scène de la discothèque, où les filles essaient en quelque sorte désespérément « de faire signe en trémoussant leurs fesses », ne s’opposait pas celle (pas plus elliptique !) où Amin photographie l’accouchement des brebis.
Document ethnographique si l’on veut, ou sociologique (performance d’une reconstitution pointilleuse et efficace), soutenu par un beau choix de musiques, de Bach au rock en passant par la techno.








dimanche 18 mars 2018

Les vrais maîtres (limites de la servitude volontaire)





Intéressante, cette photo ... Parlante : qui prête allégeance à qui ? Du "Président" et du milliardaire, lequel domine l'autre, de la taille, du regard, de l'assurance ? Et autour, la Cour des affidés, qui se réjouit du zèle du bon serviteur. Comme un tableau ancien, allégorie ...

On pourrait intituler le tableau : "Les Vrais maîtres" .... (vous avez dit "démocratie" ...?)

- "C’est de notre faute si on se laisse asservir"

Pas complètement quand même : quand nous naissons, la partie de cartes a déjà commencé ; les meilleures cartes ont été distribuées. Les Puissants sont en place, maîtres du jeu et bien décidés à le rester. En usant de tous les subterfuges : démagogie, intimidation, répression ... Malheur à celui qui voudrait sortir du rang. Au mieux lui dicte-t-on sur quelle scène il est autorisé à aller clamer ses frustrations (Partis pour râler, rues pour "manifester" ...) : exutoires. On peut tout au plus ne jamais vouloir prêter la main au pouvoir : sait-on encore quand on le fait ? Beaucoup s'imaginent ne pas se laisser asservir parce qu'ils protestent en servant ... "Liberté" d'expression ... Habile concession/invention des dictatures modernes ! En Occident, l'activité essentielle des opposants (ou qui se croient tels) est la palabre (le congrès, la publication, les assises, etc, il y a cent mots pour dire la danse pour la pluie des "révolutionnaires"). Mais quelle alternative à la soumission ordinaire, quotidienne, aux lois du marché, à l'injonction d'aller produire et de consommer ? Seules les modalités secondaires sont susceptibles de négociation : durée, pourcentage de la rémunération ...  

Une forme de résistance réelle reste à inventer. Il en apparaît çà et là quelques ébauches. Dont il convient de vérifier  qu'elles ne substituent pas d'autres asservissements (voire, en ajoutent) à l'ancien ...

lundi 5 février 2018

Wonder Wheel, les plaisirs de Woody

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L'une, sans doute, des dernières occasions (l'Ordre moral essayant de nouveau de régenter la vie artistique) de savourer un Woody : on peut être plus ou moins conquis (à quoi bon ces marchandages subjectifs : "pas le meilleur/l'un des meilleurs" ? Et si, plus modestement, au lieu de vouloir "donner une note" à un auteur, on se laissait embarquer ...?), la subtilité, la causticité discrète, la minutie de la reconstitution de l'époque, la finesse des analyses psychologiques, l'intelligence de l'enchâssement théâtre/cinéma et de sa réflexion habituelle, désabusée, sur la dimension factice de nos vies, notre propension à nous percevoir comme les héros de nous-mêmes, tout cela et bien d'autres richesses font qu'un film de Woody Allen est toujours une expérience bien au-dessus, au-delà de la bouillie dominante, de cette pollution massive de films niais, lourds, creux, épais, badigeonnés de bons sentiments et propageant des visions bornées, normatives du monde. Il n'y a pas, sans doute, de "bons" et de "mauvais" films (ou romans) : il y a ceux qui mystifient et ceux qui démystifient.