mardi 10 novembre 2020

M’sieurs dames !

Bonjour, M’sieurs dames.

 

Comme vous l’avez deviné, j’suis le comique de service, suis venu vous faire rire. J’suis payé pour ça.

Encore que ça n’a rien d’évident, j’sais bien, j’ai pas une tête à faire rire. Notez bien, j’ai pas non plus la tête à ça.

 

C’est quand même un drôle de boulot. Faire rire sur commande, à heure fixe. C’est pas drôle. J’sais bien, vous êtes venus pour ça, pour qu’on vous distraie, vous avez payé, bon, vous aurez au moins eu le repas, c’est bon, au moins ? Eh ben, vous aurez pas tout perdu. N’aurez qu’à demander au patron de vous faire une ristourne, pour le rire que vous n’aurez pas eu.

 

Encore que j’en entends qui rient. Si, si, ne vous cachez pas, tenez, vous, madame, je vous ai vu rire, deux ou trois fois. C’était nerveux ? Mais je ne vous le reproche pas, madame, je comprends très bien. Ça n’a rien d’évident, vous étiez tranquillement à table avec monsieur, votre mari, je suppose … Non ? Ah, si ? Enfin, ça ne me regarde pas, bref vous étiez là tranquilles, vous en étiez où ? On ne vous a pas servi le dessert ? Oui, le service est un peu lent, ici, c’est agaçant. Si vous voulez, après le spectacle, j’en toucherai un mot au patron. Mais non, c’est naturel, je peux bien faire ça pour vous, vous me paraissez sympathique, non ! monsieur, je disais ça sans intention particulière, ne vous méprenez pas. On parle toujours trop. Surtout dans mon métier.

 

C’est un métier bizarre, quand on y pense. Vous n’êtes pas là pour penser ? Ah, je m’excuse … Bon, écoutez, de toute façon, c’était mal parti, ce spectacle, si, vous êtes gentils, vous dites ça par politesse, vous êtes gentils, merci, merci … Vos applaudissements, ça me touche beaucoup, mais je ne le sentais pas, ce soir. Au moment d’entrer en scène, je me disais : « ce soir, j’ai aucune envie de rire. Alors, encore moins celle de faire rigoler ! »

 Et vous ? Oui, mais vous, c’est pas pareil. vous avez payé. Ben oui. Ça crée une attente.

 

Je suis vraiment désolé. Comme je disais, vous pourrez peut-être demander au patron … Bon c’est à vous de voir …

Quitte à ce que je sois là, si vous voulez, on peut bavarder…  Après tout, on n’est pas obligés de rire. Pas tout le temps. C’est curieux, cette manie de vouloir être gais. Vous avez remarqué ? Quand vous rencontrez quelqu'un, faut avoir l’air hilare, limite l’idiot du village. Sinon, on vous regarde d’un air catastrophé : « Qu’est-ce qu’il y a ? ça va pas ? T’as pas l’air en forme. »

 

Ben non, ça va pas. C’est pas si grave. On n’est pas obligés « d’aller » tout le temps, en permanence ! Et puis, c’est quoi, cette histoire ? Forcément, que « ça va ». On sait pas bien où ni comment, mais ça va. Pourquoi il faudrait que toujours ça aille bien ? C’est agaçant, à la fin, vous trouvez pas ? Déjà on a du mal à ce que ça aille, il faut tout, il faut se forcer un peu … Alors si, en plus, il faut que ça aille bien, vous croyez pas que là, vous en demandez un peu trop … ?

Comme si on n’avait droit qu’à la moitié des sentiments. Et encore, je dis la moitié … On peut quand même pas avoir la patate tout le temps ! Vous avez la patate tout le temps, vous ? La patate ! Ah, ça vous fait rire, ça monsieur, « la patate » ! C’est bien comme ça qu’on dit, non ? La patate …

Ou la banane, si vous préférez.

Eh ben moi, y a des jours où j’ai pas la banane. Ni la patate.

Non, c’est pas gentil, vous rigolez, alors que moi je viens de vous dire que j’ai pas envie de rigoler …

C’est nerveux ? Ah, si c’est nerveux, alors …

 

Enfin, voilà, on va pas y passer le Réveillon, non plus, encore que si, après tout, c’est vrai que c’est le Réveillon, ce soir ! C’est même pour ça que vous vous étiez dit « on va aller se marrer à La Lune dans le Caniveau, il paraît qu’ils ont un spectacle du tonnerre, en ce moment … » Ben, désolé, c’est pas de chance, vous êtes pas venus le bon soir. En même temps, c’est vrai, le Réveillon, vous aviez pas trop le choix.

Enfin, c’est comme ça. On aura quand même pu bavarder un peu. Si ! C’était sympa … Enfin, moi, j’ai trouvé que c’était sympa. C’est vrai, on a rarement l’occasion d’aborder ces questions. Alors, pour une fois que je tombe sur un public intelligent … si, si, je vois bien que cette réflexion vous intéresse … Que vous ne veniez pas seulement, bêtement, passer une soirée de réveillon à vous marrer ! Non, je ne parlais pas pour vous, Monsieur, tout le monde ne peut pas non plus être intéressé. Soyez patient. Ça va plus être long.

 

Hein ? Qu’est-ce que c’est que cette dictature de la bonne humeur ?

 « Et comment tu vas ? Oh ! Super ! Ah, tant mieux, j’suis vraiment contente pour toi ! Et les enfants ? Ah, super ! Et Bruno ? Ah, su … Ah, il t’a quittée ? Ah, je savais pas, désolée, hein. Mais tu te remets ? C’est super, aussi, non, la vie de célibataire ? Non …, Ah, tu te sens un peu seule, le soir … Tu as pas trop le moral, ces temps-ci … Tu te sens comme une merde ? Je comprends. Non, je veux dire, avec Bruno qu’est parti, forcément … Ben, c’est super. Et sinon, ça va bien ? Par ailleurs, je veux dire. C’est super. Tu sais, tu devrais sortir, un peu, faire la fête. Voir des gens. Voir des mecs ! Oui, je sais, Bruno vient de te quitter … Ben, justement. C’est pas le moment de se laisser abattre. Faut pas se morfondre. En plus, on dit que ça augmente les chances de chopper un cancer. Mais non, je dis pas que tu vas avoir un cancer ! Faut se remuer, c’est tout. Ruminer toute seule, c’est pas sain ! »

 

Vous avez remarqué, on n’a plus le droit d’être triste. Ou en rogne, de s’être levé du pied gauche, de trouver qu’aujourd'hui il fait une lumière dégueulasse. Qu’on n’a rien d’intéressant à faire, qu’on trouve la conversation des gens nulle à chier, et la sienne encore pire. Qu’on a une vie de merde, des amis de merde : faut être Performant. Au boulot, en famille, au pieu, avec ses enfants, son chien, ses azalées, faut assurer ! Si t’assures pas, t’es suspect. C’est que tu t’y es mal pris. T’as pas lu les bons tutos, tu t’y es pris comme un manche, t’es un charlot. Un zéro, un cassos’, le rebut de la société. T’as commis le pire des crimes, pire qu’un blasphème : t’as pas cherché à réussir. Ou t’as pas réussi à réusssir, ce qui est pas mieux. Malheur aux perdants !

 

Faut faire envie ! Avoir de la thune, une belle baraque, une grosse situation, une femme (ou un mari) qui l’est pas, et qui sait s’attifer, des enfants qui réussissent à l’école (chiants, mais bons à l’école), une bagnole qui tient la place de deux, et des souvenirs de vacances à raconter !

 

Faut surtout pas être moche. Ou fringué comme l’as de pique. Faut avoir plein d’amis. Trouver sa vie « super ». Ou alors, faut pas que ça se voie : si tu t’emmerdes dans ta vie, si tu rames dans ton boulot, si ta nana te gonfle, si tu te demandes ce que tu vas bien pouvoir foutre de ta journée, c’est pas grave : pourvu que ça se voie pas. Plus tu rames, plus tu dois répondre, si on te demande : « Super ! » Toute façon, personne ira vérifier. Tout le monde s’en fout, si ça va moche ou « Super », l’essentiel c’est que tu sauves les apparences, que tu viennes pas ruiner l’ambiance. Le rêve collectif.

 

Et si, vraiment, un soir, tu sens que tu touches le fond, que tu ne vois pas du tout ce qui pourrait te redonner le sourire, un soir de Réveillon, par exemple … tu pourrais … tu pourrais …

 

Sais pas, moi … Si vraiment tu veux rire un coup … t’as plus qu’à te trouver un spectacle de cabaret, par exemple !

Et là, la vie te paraîtra drôle !

 

Merci, M’sieurs dames ! Merci ! Merci beaucoup ! Passez une bonne nuit de Réveillon ! Et soyez heureux ! Ou pas.

 

lundi 21 septembre 2020

Villégiature

 

                                                           

 

                              Ils ont pris trois jours à Capbreton. C’est sa famille à elle qui leur a offert. Son père leur a dit : « Vous allez voir, c’est le meilleur moment. Les touristes sont partis. Et vous aurez beau temps. »

Ils se sont installés dans un hôtel près de la plage. Ils se sont baignés. C’est vrai qu’il n’y a pas grand-monde. Elle a trouvé l’eau un peu fraîche. Il s’est moqué d’elle, il est allé nager. Ils sont partis en ville chercher où manger. C’est petit, ils ont vite fait le tour. Ça a du charme, ils marchent lentement, main dans la main, entre les maisons, à travers rues, de petites rues tranquilles. Le port du masque gâche un peu le plaisir. Mais c’est comme ça. C’est pareil partout, maintenant. En trois jours, ils n’avaient pas le temps d’aller très loin. C’est la première fois qu’ils partent quelque part ensemble. Ils n’en ont pas parlé, mais ils appréhendent un peu. Le lieu clos d’une chambre d’hôtel. Pas grand-chose à faire. A Joinville, c’est pas pareil, ils ont les copains, ils sont dehors toute la journée, le boulot, le RER.

Mais c’est romantique, quand même, elle a murmuré. De la chambre, ils voient la mer. Le reflet mordoré du soleil sur la mer. On dirait qu’ici, le temps ne bouge pas. Loin de tout.

Ils traversent la place de la mairie, quasi déserte. Ça fait presque peur. A Paris, ce serait noir de monde. Une petite place vide, comme une scène où personne n’oserait s’aventurer. Comme un spectacle qui ne commencerait jamais. Ils croisent quelques personnes, emmasquées elles aussi le plus souvent, mais pas toujours, ce sont eux peut-être les personnages de la pièce, ils jouent sans le savoir, sans connaître l’histoire. C’est une pièce où il n’y a pas beaucoup de dialogues.

Ils arrivent à une terrasse, avec un peu de monde, des rires s’entrecroisent, les gens s’interpellent, avec cet accent qui semble toujours plaisanter. Ils parcourent la carte. Ils ne trouvent rien qui leur fasse envie. Elle a peur qu’il s’ennuie. Elle ne dit rien mais elle sent dans sa main la sienne qui s’impatiente, il a envie de bouger. Ils partent essayer de trouver autre chose. Trois jours, c’est vite passé.

 

mardi 2 juin 2020

Le chemin


                                                         

Je connais une vallée heureuse.
C’est peut-être celle de mes enfances, de mes enfances rêvées. De celles que je n’ai pas eues, ou seulement en rêve, ou peut-être mon enfance a-t-elle été un rêve, un rêve d’enfance, comme on dirait « une enfance de rêve ».
Un jour je partirai.
Je rejoindrai les montagnes.
Je traverserai les vallées vertes, où chantent des ruisseaux.
L’eau coule en frissonnant sur la peau verte des mousses.
Au-dessus, au loin, les sommets blancs.
Fermement je m’accroche à mon bâton de frêne, qui enracine ma verticalité.
Dans le sol inégal, que franchissent mes pas.
Mes chaussures raclent patiemment le chemin, sans y laisser de traces, elles le dessinent au-dessous de moi et en déroulent la sagesse. La paix absente. Il n’y a pas de sons. Que le frémissement du vent alentours dans les herbes. Que l’inclinaison humble des fleurs. Que la profondeur de l’espace.
Qui ne sont pas des sons, mais la texture du silence.

Dans le tréfonds du ciel, le cri glaçant de l’aigle, invisible presque dans le ciel, d’une altitude vertigineuse.
L’oiseau de proie étend ses ailes sur ma tête, il est le guide impérieux de mes pas, la route indéchiffrable de mes pas.

J’avance, sans savoir où je marche, je traverse sans comprendre la vallée heureuse, je remonte les morts, je contourne les rochers gris, j’escalade des buttes. Parfois une grange minuscule fait un point de pierres dans le creux des prairies. Parfois un nuage blanc se détache dans le bleu tendu au-dessus de moi, comme une promesse, comme une certitude, comme une consolation nécessaire.

Je marche à la rencontre de l’avenir. Je n’ai plus de certitudes, je laisse mes peurs et mes doutes derrière moi, je m’élève à pas lents, j’abandonne tout ce que j’ai cru désirer, tout ce que je croyais nécessaire, mes souvenirs de toi, la première fois où je t’ai rêvée, le malheur de te perdre, la fièvre de te retrouver, de t’inventer au détour des chemins, au secret des forêts, dans les augures des entrailles du monde, dans les maquis de ma mémoire, le capharnaüm inutile de mes pièces encombrées, dans la lumière hésitante des soirs qui tombent, dans les gémissements de mes misères, qui font la faiblesse du petit homme, écrasé par l’immensité incomprenable du monde, du monde trop vaste, trop étendu pour qu’on puisse l’embrasser, le tenir tout entier dans son désir.

Je me défais de ma toute-puissance imaginaire.
L’enfant qui se fait dieu par la magie de ses jeux solitaires.
Qui renie le monde.
Qui se dérobe à la réalité.
Qui résiste à la peur en s’inventant d’autres peurs plus terribles.

Les chardons et les ronces frôlent mes chevilles, font mine de les mordre, et puis renoncent, me laissent le passage, et je poursuis mon chemin, il me porte, mon âme se dilue dans l’air bleu, dans le souffle du silence, et le cri perçant de l’aigle dans le ciel me rappelle à l’ordre, à l’ordre ancien de la nécessité du monde.
Je traverse des vallons, tout emperlés de brumes. Je franchis des collines, nues, sous le soleil. J’étanche ma soif dans l’eau glacée des gaves, je m’agenouille entre les herbes et tends mes mains, elles recueillent l’eau vive échappée de leur coupe, et je bois à traits avides le liquide de vie. Je cueille des mûres, et des framboises, leur sang sucré féconde ma bouche et fouette mon sang.
Je me déleste de mes attentes.
Je renonce à tout ce que j’ai cru, à ce qu’a espéré ma conscience chancelante.
Devant moi, il n’y a plus que de l’herbe. L’ancien monde s’est effacé, il s’est dissout, songe improbable, pesant fardeau. Il n’y a plus que cette fleur bleue qui me salue, indifférente, et reprend sa méditation éternelle.
Dans un champ en pente douce des vaches broutent. A mon passage, elles lèvent la tête, elles me demandent où me conduit ma route, seul l’aigle là-haut saurait peut-être leur répondre, je les salue d’un hochement de tête. Un cheval galope à ma rencontre, il passe l’encolure par-dessus la clôture, il secoue la tête en s’ébrouant, j’effleure ses naseaux, je lui murmure : « Ne dis à personne que tu m’as vu passer le chemin. Ce sera un secret entre nous. » Il me fait la promesse, et me regarde m’éloigner.
Le soir descend.
La lumière dorée prend des teintes plus douces. La pente se fait plus escarpée. J’appuie sur mon bâton, qui frappe des étincelles sur les pierres pour me donner la force. Les heures disparaissent. Je continue à grimper. Mon souffle s’est réglé sur le tronc des arbres que je croise, et chacun me glisse un mot qui m’encourage. Ne t’arrête pas.
L’air est plus vif, à l’approche des sommets, il irrigue mes poumons et les lave de leur fatigue.
Quand le soleil fléchit sa courbe derrière les montagnes, je m’assieds aux trois-quarts d’une pente. Et je regarde les ombres doucement s’allonger sur le tapis des prés.

samedi 23 mai 2020

La poupée heureuse


Elle a une drôle de gueule, la frangine, aveugle, moi je crois pas, juste une poupée ripolinée, bien sous tous rapports, avec son petit col de dentelle, sa frange bien nette et ses lunettes de dactylo propre sur elle, son rouge à lèvre de gentille psychopathe. Dolly gore, prête à tuer sans sourciller. Des mirettes d’apparition cauchemardesque, bleu glacé.

Les jaillissements du désir

Tempête dans un vagin

Quand ça monte et ça cogne, le désir ça insiste, ça remplit tout mais ça n’affleure pas, ça arrive pas à sortir, ça marmite en rond, c’est pas si facile d’écarter les cuisses et de se laisser aller, d’écarter les culpabilités et de se laisser prendre, emporter, noyer par ce désir qui bout
Ça insiste, on n’en veut pas, on en voudrait, les magazines féminins disent que c’est bon pour la santé, 30’ de jambes en l’air par semaine, la femme libérée, mais c’est dur à caser, entre les horaires de bureau et les courses au Monop’

Et puis il faudrait un mec, c’est pas ça qui manque, mais c’est encombrant, un bonhomme, avec ses envies pas ragoutantes, on sait pas trop quoi en faire après, faudrait pouvoir le débrancher, après usage, pas avoir à se taper la conversation, en plus, ou l’absence de conversation, un mec ça jouit trop vite et tout seul et c’est content de soi, ça voudrait une remise de diplôme
Tu devrais venir à la mer ! propose la copine attentionnée, bien proprette elle aussi, le rouge à lèvres rouge baiser, son petit chapeau trop mignon, Je l’ai eu pour trois fois rien chez Agnès B., il te va à ravir

Si c’est pour voir les vagues autant ouvrir la cuvette des wc, ça économise sur les temps de trajet
Ce sont des femmes libérées, de vraies copines, qui se parlent de tout de leurs règles et des douleurs pré-menstruelles, elles se cachent rien, leurs plans cul, la copine a toujours une histoire de baise à raconter, elle se demande si des fois elle affabule, à l’en croire elle grimperait aux rideaux elle tomberait que sur des super coups, qui offrent des fleurs après, et se tirent après l’avoir tirée, les avantages du sexe sans les inconvénients des mondanités

Elle, c’est pas ça qu’elle veut ce qu’elle veut elle en sait rien au juste, c’est juste que ça la prend parfois au creux du ventre, elle a essayé tout un tas de choses, consulté un sexologue à 150 € la séance, elle s’est même tapé le sexologue, ensuite, qui proposait des travaux pratiques, c’est compris dans le forfait, elle l’a laissé ramper entre ses cuisses, se trémousser en faisant toutes ses petites affaires, rien n’y a fait, il est parti dans un grand râle de contentement, elle s’est essuyée en piochant dans la boîte de kleenex à disposition de la clientèle, elle a pris un taxi pour rentrer, elle supporte pas le métro avec toutes ces senteurs moites et le regard des types sur le plaisir qu’ils prendraient d’elle, va pour la mer

Elles prennent le train, elles descendent à Grandville, c’est une petite station tout confort pour ceux qui n’aiment pas les vacances

Elles sont allées voir la mer après tout c’est pour ça qu’elles sont venues, la copine a battu des mains en voyant les grosses vagues qui giclaient comme des propositions salaces, toujours les mêmes, des promesses qui n’engagent à rien, ça cognait contre les rochers, il y avait un jeune type qui regardait lui aussi, la copine lui a jeté des regards en coin, elle le voyait déjà dans son lit, un plan à trois ça te brancherait ? Elle a eu envie de pousser la copine en bas de la falaise, de voir son corps tomber comme un pantin ridicule, avec le petit cri qu’elle doit avoir quand elle jouit, exploser en s’écrasant sur les rochers, léché par la mer qui vient aux nouvelles, par le sang alléchée, qui s’enhardit sous la jupe, qui renifle la chair encore chaude, toute palpitante de mort fraîche

Viens, on rentre à la chambre, l’autre est déçue mais elle n’ose pas se dérober au ton sans appel
Elles rangent leurs affaires dans les tiroirs Maintenant qu’est-ce qu’on fait ?

Elle lui retire son petit chapeau ridicule, elle lui défait son petit tailleur convenable, l’autre se laisse faire elle n’est ni pour ni contre elle n’a jamais essayé il faut pas mourir idiote Elle a un petit corps qui sent bon, pas comme ces gros corps d’hommes qui sentent fort Elle la goûte à petits coups de langue sages Elle lui immobilise les bras Elle l’attache aux montants du lit L’autre y prend du plaisir à se laisser faire c’est tout nouveau c’est des sensations qu’elle n’avait pas encore découvertes ça lui fera une expérience à raconter

Dans le courrier des lectrices

Elle sort de son sac un petit coupe-papier Qu’est-ce que tu fais ? Elle commence à se sentir un peu effrayée Elles ne se connaissent pas tant que ça Elle enfonce un peu la lame dans la chair, ça fait mal Elle se débat mais les cordelettes la tiennent bien attachée Elle lui fout la trouille avec ses grands yeux bleus écarquillés Elle hurle quand l’autre lui enfonce la lame au pourtour de l’orbite
L’œil se détache facilement comme de la pulpe de kiwi Le jaillissement du désir La grande vague qui monte qui cogne contre les rochers la grotte du vagin

Submergée, elle jaillit, enfin, elle explose au monde, elle vient au jour C’est une naissance Elle jouit

Elle se sent en paix

Elle joue avec les petits coquillages posés sur la table de chevet

C’est mignon, ces coquillages

Elle rajuste son petit col de dentelle.

                                                                              ***

Pas grand monde, dans le compartiment. Je préfère le train, c’est plus reposant, et ça me permet de potasser les dossiers des clients. Il y a une famille qui doit renter d’un séjour à la mer. La petite fille lit, bien sagement, le petit garçon, lui, s’agite, il ne sait pas quoi faire, il cherche quelle connerie faire. La mère ne s’en occupe pas. Elle laisse faire.

Il y a une grosse Noire à tresses teintes, qui s’esclaffe grassement dans son téléphone. Elle discute sûrement avec une copine.

Et puis une jolie fille toute seule dans son coin, l’air bien clean, genre secrétaire de comptable. Elle lit un magazine féminin. Elle n’a pas l’air de s’amuser beaucoup. Elle a l’air d’une nénette qui ne doit pas souvent s’éclater.

Je remets le nez dans mes dossiers. Pas folichon. Placer des jacuzzi chez des jobards pleins de thune, c’est pas une vocation. Mais j’ai le truc. Je sais flatter la vanité de ces prétentiards qui savent plus quoi faire de leur fric : autant qu’ils le claquent dans ma boîte, ça me fait des commissions. Le gamin commence à me taper sur le système, il donne des coups de pieds dans mon dossier, je vais finir par lui en coller une. La mère laisse faire, c’est pas ses oignons.

Je flaire l’opportunité. Il y a moyen de coup double. Je rassemble mon barda et me glisse à côté de la nymphette refoulée, sous couvert de me mettre au calme. On sait jamais. Je perds rien à essayer. Encore deux heures pour Austerlitz. Le train, c’est long.

La poupée a pas moufté. Les yeux rivés à son magazine. A peine un regard de côté, quand je me suis assis, un scan rapide et méprisant. Je suis pas son type. Mais ça peut changer. J’en ai connu, des clients pas intéressés. Après trois heures de baratin, c’est souvent eux qui prennent le plus d’options. La fortune sourit aux audacieux, et fut un temps où je savais le dire en latin. Comme quoi, les études ça sert toujours à quelque chose.

Je fais mine de pas m’intéresser à elle. Je mate ses cuisses qui dépassent de sa jupette, elle a tout l’attirail de l’allumeuse professionnelle, la frange qui dit non mais cette rigidité frémissante du buste qui crie Oui. Oh ! oui !

Au bout du temps de silence réglementaire, j’attaque. C’est le gamin qui me fournit le prétexte. Je vitupère ces mères je m’en foutiste qui sont la plaie des transports en commun. Je visais le consensus. C’est raté. La bêcheuse m’accorde pas plus d’intérêt que si j’étais une crotte de chien. J’espère que je suis pas tombé sur une lesbienne. J’ai rien contre les lesbiennes, si ce n’est qu’elles sont une perte de temps. Une loi devrait les obliger à porter une étiquette : « Mâles normalement constitués, passez votre chemin ». Les deux parties y gagneraient.

Je cherche, mais je vois pas. C’est pas le genre de fille à brancher avec des platitudes, sur l’art ou la politique. Tant pis, je risque l’action directe. Très lentement, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, j’approche ma main de sa cuisse, je vais au contact, un frémissement, mais pas une parole, toujours pas un regard. Qui ne dit mot consent. Je remonte le long de la cuisse. J’ai compris que j’avais affaire à une demoiselle qui n’aime pas perdre de temps. Je poursuis sans mollir vers la culotte. Ça a l’air de lui plaire. Elle se laisse manipuler, l’angle n’est pas trop favorable, pas très pratique, avec mon bras tordu sur le côté. Mais il faut savoir payer de sa personne. Je persévère. Elle halète doucement. Le jaillissement du plaisir. Tempête dans un vagin. Je ne vois pas comment on pourrait conclure, le cadre n’est pas adapté. La SNCF a encore des progrès à faire, rayon satisfaction de la clientèle.

Au bout d’un moment, elle repousse doucement ma main, tant mieux, je commençais à m’ankyloser, elle se lève, murmure « pardon », mais tout le plaisir est pour moi, se dirige vers l’arrière du train. Je la suis des yeux. Est-ce que … ?

Tout juste. Elle est entrée dans les toilettes, m’a jeté un regard avant de repousser la porte. Je réponds à l’appel du large, je la rejoins : bingo, la porte n’est pas verrouillée.

C’est un peu étroit pour deux personnes, mais ça devrait aller pour ce qu’on a à faire. Elle a déjà enlevé son chemisier, je fais comme elle. Elle extirpe deux petites cordelettes, c’est jour de paye, je suis tombé sur une vicieuse. Je me laisse attacher. Si c’est son truc. Elle sort de sous sa jupe un objet.

Ça ressemble à un coupe-papier.