Petits bouts de rencontre,
ces moments, fussent-ils éphémères et incomplets, insatisfaisants. Rencontres
partielles, fugaces, dont on ne sait jamais si elle aura lieu, quand on va à la
présence de l’autre, avortée, parfois, souvent, mais effective, parfois. Pour
moi, ça vaut le coup. Qu’importe si ce jour-là c’est l’ennui qui s’installe :
la meilleure façon de savoir si un film va me nourrir, c’est d’aller le voir.
Dans une vie, des millions de
micro-rencontres, plus ou moins intenses, décisives, durables, mais des
millions d’impulsions de vie. On ne sait pas à l’avance d’où la rencontre peut
surgir. Ce moment où l’autre se raconte, se montre, s’expose, récompense de
fastidieuses banalités. Même si la muraille se referme, ensuite, impersonnelle.
Ça interroge sur les
conditions de la rencontre, ce qu’il faut pour qu’elle advienne, puis qu’elle
se déploie, puis qu’elle se renouvelle. Elle est ténue, effrayante et
inconfortable.
La « politesse »
est au fond l’arsenal de codes pour que la rencontre n’ait pas lieu, parce
qu'elle n’est pas toujours possible, désirée, supportable : on a rarement
la faim de l’autre (ou de cet autre-là), et la disponibilité de recevoir son
altérité, et la robustesse pour soutenir le choc. Il y a la peur, aussi :
toutes les représentations de soi, le pauvre orgueil de soi et son cortège de
hontes (la honte n’est que l’envers du désir insensé de plaire, de la croyance
inhibante qu’il faudrait que je plaise.
Et si l’autre me méjugeait, si je ne lui plaisais pas, blessure narcissique,
s’il ne me trouvait pas « à son goût », si donc il me quittait, si je
le perdais … Peurs sans objet,
puisque l’autre à qui je ne me montre pas, nu et imparfait, je l’ai de toute
façon perdu, nous ne nous vivons pas.
Cette condition
première : accepter que la rencontre échoue. Bien sûr, si je me mets nu
face à l’autre, que des aspects de moi ne lui plairont pas ; que des
aspects de lui me déplairont également : le plaisir que nous mettons
au-dessus de tout est un obstacle à la possibilité de la rencontre.
Deuxième : que la
curiosité de l’altérité, le plaisir de découvrir de l’autre ce qui m’est
inconnu, différent, désagréable, insupportable même (ses
« imperfections » physiques quand il s’agit du corps, ses bourrelets,
les nodosités de sa peau ; ses croyances « aberrantes », ses
convictions répugnantes quand il s’agit de l’esprit) soient plus importants,
essentiels que le désaccord.
Inévitable désaccord sauf à ne rencontrer que le semblable, qui fait les
ruptures si on lui cède, et rend nécessaire justement l’effort de s’accorder si
on veut pousser outre. « Mais comment peux-tu dire/penser/ressentir une
chose pareille ? » C’est justement là que se fait la rencontre, la
découverte d’un autre mode d’être, l’enrichissement du mien par le dépassement
de mes limites, l’accroissement de mon expérience.
Troisième : que les deux
rencontrants trouvent, ajustent, fignolent, tout au long de l’expérience un
arrangement quant à leurs différences les plus extrêmes, surtout quand elles
s’expriment en actes. Que l’autre me « dérange », c’est l’esprit même
de l’expérience de l’altérité, mais jusqu'à une certaine limite, que je suis
seul à pouvoir évaluer, voire réévaluer, et pour autant que je m’en trouve
effectivement finalement enrichi. Certains indélicats passent pour authenticité
la brutalité de leur indélicatesse. Chacun reste libre de donner ce qu’il a
désir de donner, de ne pas aimer ce qu’il reçoit ; de ne pas être obligé
de l’aimer. De pouvoir se le dire, non comme une critique (qui suppose
un : « tu devrais changer »), mais comme une différence.
La rencontre est
paradoxalement la cause de sa propre fin : plus on s’enfonce en l’autre,
plus on le découvre dans son altérité, souvent mineure et voilée les premiers
temps, plus l’acceptation de l’étrangeté du voyage devient difficile,
exigeante. On s’embarque souvent pour la « première rencontre », celle
que beaucoup parent de tous les charmes, le moment où la nouveauté n’apporte
qu’un agréable vertige, une solution au trop connu. Alors que toute rencontre
est nécessairement première, faute de quoi elle n’est que côtoiement. Le désir
s’émousse, quand il n’est que la recherche d’un exotisme de confort. On n’a plus rien à se dire parce qu'on
n’est plus dans le désir de l’aventure, là où le paysage devient plus touffu,
moins avenant, plus inquiétant, moins commode, on rebrousse chemin, on revient
à la rive rassurante des rites impersonnels. La parole qui devrait amener à la
rencontre, ce n’est pas le « ça va ? » inattentif, mais un
« qui es-tu aujourd'hui ? » plein d’appétits d’inconnu. Au fond,
ce n’est pas l’ennui qui résulte de la prolongation de la rencontre, mais à
l’inverse le renoncement au désir de rencontrer qui procède de la préférence
d’un ennui routinier aux incertitudes du voyage. Ceux qui n’ont qu’une envie
timorée du voyage s’en tiennent à ses préliminaires : au hall
d’embarquement, et ils disent que le voyage les a déçus.
Il me semble que ces trois
conditions « règlent » tous les problèmes (sur le plan
théorique ; chacun a ensuite à composer avec son désir, ses résistances,
fantasmes, représentations, et son humeur du moment). Mon malaise disparaît si
je me soucie seulement d’être ce que je suis, à ce moment-là, sans préjuger ni
m’inquiéter de l’effet sur l’autre. Il ne me vient rien à dire ? L’autre
risque de me trouver … ? Qu’il
me trouve. Et s’il me juge (me condamne), il s’exclut lui de la rencontre. Il
me trouve extravagant ? (et ça lui déplaît ?) Je lui laisse ce soin,
et d’en faire ce qu’il veut. La rencontre, comme toute chose, n’est pas obligée
d’advenir.
Je suis toujours frappé par
la peur que nous avons à avouer notre
désir, comme si nous confondions le mot et la chose : dire ce que je
désire, ce n’est pas ordonner à l’autre de s’y conformer, ni dire que je
voudrais qu’il s’y conforme. De là, bien des contournements : on n’ose pas
proposer, de peur que, on suggère que, on essaie de dire sans dire, ou on tente
d’atténuer (« surtout, si tu n’as pas envie, ne te crois pas
obligé », « si ça t’embête, n’hésite pas à», etc : belles
évidences, et, le plus souvent, tristes quiproquos de silence)
Nos peurs dans la rencontre
tiennent à ce que nous éprouvons à certains moments pour l’autre des désirs
qu’on nous a appris à condamner : désirs de sensualité dans ce cas-là, et
plus globalement désir de voir l’autre,
dans son intimité précieuse et difficile. C’est l’annonce que fait Montaigne au
début célèbre des Essais :
« Si c’euſt eſté pour
rechercher la faueur du monde : ie me fuſſe mieus paré et me preſanterois
en une marche eſtudiee. Ie veus qu’õ m’y voie en ma façõ ſimple, naturelle
& ordinaire, ſans contantion & artifice : car c’eſt moy que ie
peins. Mes defauts s’y liront au vif. & ma forme naïfue, autant que la
reuerence publique me l’a permis. Que ſi i’euſſe eſté entre ces nations qu’on
dict viure encore ſous la douce liberté des premieres loix de nature, ie
t’aſſeure que ie m’y fuſſe tres-volontiers peint tout entiér, & tout
nud. »
« Tout entier et tout nu ». Celui que sa nudité embarrasse,
que la nudité de l’autre gêne ou dégoûte, n’est pas dans le désir de la
rencontre. On n’a pas ce désir pour tout le monde ; et on peut l’avoir plus
ou moins, jusqu'à un certain point de dénudement. La rencontre peut être
(n’est forcément que) partielle.
Progressive. Mais ce sera toujours le point d’obstacle : le moment où on aura
à décider de montrer un peu plus.
Ça peut, il me semble, s’appliquer à la littérature. Tout dépend, pour
écrire, jusqu’où on accepte montrer de soi. Les livres les plus intenses sont
peut-être ceux où l’auteur, sur cette scène acceptée socialement parce qu'elle
ménage une distance, va loin dans la publication de son intime. A l’inverse, si
l’on veut garder par-devers soi, c’est une retenue aux mots qui ont à sortir.
Certains lecteurs fustigent le « déballage » d’auteurs
d’autobiographies : ils ne font qu’énoncer la limite, toute arbitraire et
personnelle, de ce qu’ils désirent voir de l’autre.
Il ne s’agit pas « d’exhibitionnisme », au sens moralisateur
où on emploie souvent ce terme, qui suggère une pathologie, un besoin pervers,
incongru. On le voit bien en atelier (où la difficulté supplémentaire est la
présence, la proximité physique de mes lecteurs). On a à écrire parce qu'il y a
quelque chose de soi qui « nécessite » d’être mis à jour, exhumé,
partagé. Comme dans la parole entre amis, ou la parole psychanalytique. Dire
les maux les humanise : quelle que soit ma souffrance, qui me coupe
intérieurement de mon humanité, si je la donne à d’autres (certains autres) qui
soient capables de l’entendre, de la recevoir, de la comprendre (prendre avec
eux), elle passe du statut d’anomalie monstrueuse à celui de trait humain.
Celui qui confie sa solitude (le sentiment effroyable d’être coupé des autres)
y met fin de facto. Temporairement : ce sera un acte salvateur à accomplir
de nouveau.
Mon idée n’est pas de faire de la rencontre un saint graal, une
nouvelle obligation avec tous et de tous les moments. Parfois nous préférons
côtoyer, de pas trop près, effleurer seulement, voire garder nos distances.
Mais sachons du moins la cause de notre ennui ; pourquoi les banalités à
force nous pèsent et nous coûtent. Et des voies possibles pour en sortir. C’est
ce que je me dis lorsque la tentation revient de fuir le monde – et c’est
riche, aussi, de se retrouver seul.
4/10/17